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personne en détail. « Je serais bien étonnée si l’on me prouvait qu’un homme toujours subjugué par sa vanité, qui s’est fait singulier pour se rendre célèbre, qui s’est toujours refusé au doux plaisir de la reconnaissance pour se soustraire à la plus légère obligation ; qui a prêché toutes les nations, leur criant : « Écoutez, je suis l’oracle de la vérité, mes manières bizarres ne sont que la marque de ma simplicité, dont la candeur de mon front est le symbole ; je suis le fabricateur des vertus, l’essence de toute justice… » et de là, portant le trouble dans les sociétés, a fini par lever l’étendard de la révolte dans son propre pays, a soufflé le feu de la discorde entre ses concitoyens, les a armés les uns contre les autres en répandant des écrits séditieux dans le peuple ; je serais bien étonné, dis-je, que cet homme fût un honnête homme ! Rousseau est peut-être un des auteurs qui ont eu le plus d’esprit, qui a écrit avec le plus de chaleur, dont l’éloquence est la plus séduisante ; .. il nous a prêché une bonne morale que nous connaissions, du reste, parce qu’il n’y en a qu’une seule ; mais il en a tiré des conséquences suspectes et dangereuses, ou nous a mis dans le cas de les tirer par la façon dont il les a présentées. Méfions-nous toujours de la métaphysique appliquée aux choses simples. Heureusement pour nous, rien n’est si simple que la morale, et ce qu’il y a de plus vrai en ce genre est ce qu’il y a de plus près de nous : ne faites point aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit… Il n’est pas besoin de belles dissertations sur le bien et le mal moral, l’origine des passions, les préjugés, les mœurs, etc., et tant d’autres galimatias dont ces messieurs remplissent les journaux, les boutiques et nos bibliothèques, pour nous apprendre ce que c’est que la vertu… Je me suis toujours méfiée de ce Rousseau, avec ses systèmes singuliers, son accoutrement extraordinaire et sa chaire d’éloquence portée sur le toit des maisons… Il m’a toujours paru un charlatan de vertu. »

Un charlatan de vertu ! Et la marquise, qui aimait la sincérité avant tout, partage l’opinion de son amie ; elle ne peut supporter cet engouement outré qui ne permet à Jean-Jacques de parler qu’avec des convulsions, et elle déclare tout net qu’elle aimerait mieux s’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié. Ces deux femmes n’ont point l’habitude d’aller demander au voisin ce qu’il faut penser, elles sont philosophes jusqu’au point de ne pas se soucier de le paraître, et vont chercher dans leur propre esprit la règle de leurs jugemens. Mais de plus que l’autre, Mme de Choiseul a rencontré en elle-même la pudeur de la vertu, le goût du devoir, l’art du bonheur. Dans une lettre à la marquise, se trouvant amenée à parler de sa nièce, cette douce et