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résultant de l’arbitraire des compagnies en matière de tarifs, qui a inspiré aux producteurs des rives américaines du Pacifique un regret profond de l’avortement de l’entreprise du canal de Panama. Car, d’après calculs faits, en empruntant cette voie maritime, le blé devait venir de Francisco à New-York, à des conditions de transport assez favorables pour lui permettre de lutter avec le froment descendu directement de Chicago, à ce dernier port d’embarquement à destination d’Europe, par les voies ferrées. De Saint-Louis qui est plus voisin de l’Atlantique, à New-York, le transport d’un boisseau de blé est grevé de 30 cents, et la mercuriale de New-York indique que le boisseau de blé, rendu sur ce marché, ne se vend que 90 à 95 cents. A un semblable prix, aussi bas, le boisseau de pommes de terre qui se débite à 20 cents est encore plus rémunérateur pour le producteur.

Dans l’espèce, on peut affirmer que les tarifs des lignes de fer restent inabordables pour une grande partie des nouveaux états ou territoires. Dans les vieux états, à la concurrence écrasante des wheat et bonanza farms vient s’ajouter le monopole des compagnies de chemins de fer qui, selon l’abondance de chaque récolte et de chaque espèce, peuvent relever ou abaisser subitement, du jour au lendemain, en vertu de leur seul caprice et de leur unique intérêt, les tarifs de transport. Ces compagnies, imprudemment concédées sans l’obligation au début d’aucun cahier de charges, sont restées les maîtresses de la fortune publique. Grâce à ces procédés de rançonnement peu scrupuleux, on s’explique aisément l’origine suspecte des richesses des rois de l’argent, money-kings, et les colères qui fermentent aujourd’hui au sein des classes appauvries. Le scandale est devenu si intense qu’il est fort question de faire nommer trois commissaires fédéraux, auprès de chaque compagnie, dont le veto pourrait entraver des procédés aussi exorbitans. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Chaque état est maître chez lui sur ce terrain ; et encore lesdits commissaires, à voir les monstruosités administratives et judiciaires dont la presse retentit chaque jour, tarderaient-ils longtemps à devenir les complices des trust à monopoles contre lesquels tout le monde crie, et dont tout le monde veut faire partie ! La morale américaine réconcilie avec la vieille Europe. Nous sommes loin du temps des puritains qui ont fondé la grande démocratie : ces derniers auraient peine à reconnaître l’édifice sorti de leurs mains, et trop facilement proposé comme un modèle idéal à l’ancien continent, si disposé à accepter les yeux fermés, comme formule politique, tout ce qui vient de la patrie de Washington. C’est que cette grande ombre ne suffit plus à voiler les fissures creusées par un siècle d’immigrations cosmopolites et d’extensions