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conception du mot patrie, que les vrais fondateurs de la république, ces austères presbytériens dont les familles et les vertus tendent à disparaître. Poussé par son caprice ou son intérêt, il n’hésite guère à abandonner sa commune adoptive, l’état où il réside, pour aller chercher meilleur sort dans un autre état, quittant ainsi son toit, sans se retourner en arrière pour lui jeter un dernier regard d’adieu ou de regret. Cosmopolite d’origine, il reste tel ; il vit toujours à l’état de campement provisoire.

Il faut aussi assister à ces immenses exodes, bien faits pour combler de surprise tout Européen, et qui deux fois en 1889 ont offert aux États-Unis le spectacle d’une population entière, implantée en quelques heures, en quelques minutes sur un territoire vierge, « comme si une pluie humaine y était soudainement tombée[1]. »

On peut en croire ces notes de voyage, tracées par un spectateur oculaire de cette scène inoubliable. On venait d’annoncer que le président Harrison avait signé la proclamation ouvrant à la colonisation les terres comprises entre les rivières Missouri, Grand et Cheyenne, et détachées de la réserve des Indiens Sioux, dans le Dakota du Sud, en vertu d’un traité « conclu » entre ces Indiens et le gouvernement des États-Unis. La proclamation était à peine signée, qu’à cinq cents lieues de la Maison-Blanche, le canon donnait le signal de l’invasion sur deux points : à Pierre au nord et à Chamberlain au sud, le gouvernement avait établi des bureaux pour l’enregistrement des premiers occupans, devenus par cette prise de possession propriétaires des lots de terrain sur lesquels ils allaient planter leurs piquets.

La rive droite du Missouri, descendant du nord au sud et bordant la réserve à l’est, était occupée par une haie de soldats de l’armée régulière et d’Indiens auxiliaires veillant à ce que personne ne franchît la rivière, en ce moment glacée. Sur la rive gauche étaient entassés des milliers de nomades attendant depuis plusieurs jours, depuis plusieurs semaines même, l’ouverture de la terre promise. Le nombre s’en accroissait d’heure en heure. Cette foule se pressait, sans désordre cependant, et avec une certaine discipline imposée par des marshalls ayant sous leurs ordres des policemen indiens, au milieu d’un entassement de chevaux, de mules, de bétail, de chariots chargés de tout ce qu’il est possible d’imaginer pour l’improvisation d’une colonie, provisions, ustensiles, meubles, instruirions aratoires ou professionnels, machines et surtout bois de construction, baraques et maisons toutes faites. Çà et là, des femmes et des enfans, toute une bohème du désert.

Lorsque le moment arriva, ce fut comme une traînée de poudre

  1. Voyez le Courrier des États-Unis du 16 octobre 1889.