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semble que tant de fortunes diverses, qui ont roulé les hommes ainsi que des galets sur une grève, aient émoussé le tranchant de leur énergie. Combien de fois, suivant au petit pas de mon cheval la crête encore visible des retranchemens de Laudon, j’ai contemplé, près de Belgrade, ces plaines magnifiques et ce réseau de fleuves, où nos pères ne voyaient que la lice d’un éternel tournoi ! Sur la scène vide aujourd’hui, que trouble à peine le chant d’un pâtre ou le cri d’un épervier, que de noms sonores, que de panaches, que de grands coups d’épée ! Qui pensait aux Serbes à cette époque ? Est-ce que le prince de Ligne, lorsqu’il datait de cette colline même, ses lettres charmantes, avait un regard pour les humbles villages perdus dans la vallée ? Ainsi ce peuple fut ébloui jadis, mais écrasé par le choc des deux mondes. De tant d’orages qui passaient au-dessus de sa tête, il ne recevait que la foudre et non les pluies bienfaisantes. Je le voyais, abandonné au milieu de ce vaste champ de bataille, panser lui-même ses blessures et chercher en tâtonnant le chemin de l’avenir.

Au siècle dernier, les Valaques et les Moldaves avaient conservé leurs nobles : mais il aurait mieux valu pour eux n’en point avoir, tant ces boyards, encouragés par les princes phanariotes, se montraient impitoyables aux pauvres gens. On sait que, depuis plus d’un siècle, ces provinces étaient mises à l’encan et vendues à des banquiers grecs. Voici, d’après Zallony, les conseils que le nouveau gouverneur recevait en quittant Constantinople : — « Altesse ! les ressources de votre principauté sont immenses, et les besoins de votre peuple limités. Si vous soumettez ces paresseux à de fortes taxes, vous protégerez l’agriculture et en même temps vous remplirez vos coffres. » — Il est doux de s’enrichir en faisant le bonheur de ses semblables. Le soi-disant prince faisait à Bucharest une entrée magnifique. Ce n’étaient que riches manteaux, kalpaks, aigrettes et bonnets de zibeline. Le clergé sortait des portes pendant que les cloches carillonnaient à toute volée. On voyait caracoler les boyards, revêtus de toutes les dignités du bas-empire, depuis le chancelier ou grammaticos jusqu’au grand-officier des bottes ou du narghilé. Le prince venait ensuite, essayant de se persuader qu’il était le successeur de Constantin dont l’image flottait dans les plis de son étendard. Mais derrière ce fantôme d’empereur grec on portait le sandjak impérial aux trois queues de cheval, symbole de sa vassalité. Quel triste gouvernement que celui d’un despote éphémère et toujours révocable ! La destinée de celui-ci ressemble à un rêve des Mille et une nuits, à moins que ce ne soit la vulgaire aventure d’un marquis de Mascarille, brusquement dépouillé de son costume d’emprunt. À chaque minute il pouvait voir surgir devant lui quelque Capudji-bachi l’invitant à rendre des comptes, ce qui signifiait le