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Il y a, de par le monde, des peuples qui ont un corps bien avant de posséder une âme : les Bulgares en sont la preuve. Il en est d’autres dont l’âme est si vive qu’elle a, en quelque sorte, précédé le corps : et c’est le cas des Grecs. À la veille de l’insurrection, ce grand nom de Grèce retentit partout. Il éveille les échos sonores de l’ancienne Hellade. La douce langue d’Homère enchante l’oreille du voyageur. Du Bosphore jusqu’à l’Eurotas, dans les rues de Constantinople, le long de la mer de Marmara, au sein des hautes vallées de la Thessalie, à Janina comme à Corinthe, on rencontre des essaims de ces abeilles qui volaient sur les lèvres de Platon. Mais quand on cherche un peuple, on ne trouve que des ruches dispersées, quelquefois le désert ; et l’écho seul répète ces beaux noms d’autrefois.

Dans le Péloponnèse, le voyageur est attristé par les débris fumans des maisons brûlées. Sur la route de Patras, voici un village chrétien réduit en cendres par les ordres du brigand chrétien Colocotroni. L’Épire tout entière est en feu, bourgade contre bourgade, château contre château. Pour faire deux lieues, il faut négocier avec les chefs de dix villages, comme aujourd’hui dans le centre de l’Afrique. En face de la Messénie, l’île de Prodano, rendez-vous des pirates, tient les paysans de la terre ferme dans un état d’alarme perpétuelle. Tous les murs sont percés de meurtrières. On laboure le fusil à la main, et sous la protection de vigies volontaires, qui, à la moindre alarme, appellent tout le monde au combat. De même, aux environs de Corinthe, des sentinelles, postées sur les hauteurs, signalent par des cris le passage des voyageurs et par des coups de fusil l’apparition des corsaires. Il suffit de quelques heures pour opérer la levée en masse des paysans préposés à la garde de l’isthme.

Les contrastes de mœurs ne sont pas moins frappans. À côté du marinier agile, à la tête petite, à l’œil brillant, on rencontre à l’intérieur des Slaves encore mal éveillés. Dans cette Morée grande comme la main, que les cailles d’Egypte traversent d’un seul vol, il y a des cantons fermés à tous les souffles du dehors. Ailleurs, dans le Magne, cet épi rocailleux qui s’avance en pointe jusqu’au cap Matapan, on tombe en plein moyen âge. Là se dressent de gothiques manoirs, habités par des flibustiers gentilshommes. Là, vous serez reçu par quelque Flora Mac-Gregor, reine de son clan, et vous contemplerez avec stupeur, au début du XIXe siècle, ces velours verts ou cramoisis, ces couronnes ducales, ces châles brodés d’or, tout l’appareil du roman ou de la féerie.

Pourtant, sur ce sol privilégié, le flambeau vacillant du souvenir n’a jamais été complètement éteint. Cette race ingénieuse et mobile ne subissait qu’à demi la tristesse, la misère et l’oppression.