Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas leur donner, c’est le moyen de se fondre un jour dans quelque unité supérieure.

L’objet principal de ces études a été d’expliquer comment la nature et l’histoire les avaient désunis. Le noble sentiment d’indépendance, qu’ils ont poussé jusqu’à l’héroïsme, ne contribue point à les rapprocher. Ils ont offert le triste spectacle de peuples frères qui se déchirent le lendemain de leur émancipation. Sans doute, la France, l’Allemagne et l’Italie ont passé par des épreuves intérieures aussi graves. Mais ces peuples ne vivaient pas exclusivement de politique. La passion des foules, un instant soulevée par les querelles des princes, prenait bientôt un autre cours. Le lendemain, chacun retournait à ses affaires, qui lui tenaient au cœur plus que tout le reste ; et l’on pouvait remanier les territoires, redresser les frontières, souder les provinces sans provoquer des réclamations bien vives. Cette fusion est impossible entre des peuples que rien ne vient distraire d’une pensée unique dont ils sont enivrés jusqu’à l’obsession, à savoir de leur nationalité. La Serbie et la Bulgarie parlent à peu près la même langue : les associer sous le même sceptre paraîtrait à toutes les deux le plus grand des malheurs. La force seule pourrait opérer ce miracle, mais pour combien de temps ? Ce n’est pas tout de conquérir, il faut assimiler, c’est-à-dire prendre les hommes par leurs intérêts, leurs plaisirs ou leurs croyances. Par quelles considérations de bien-être ou de religion retiendrez-vous des peuples qui n’ont pas de besoins et dont la foi n’est qu’un drapeau ? Où trouver cet élément cosmopolite qui se plie à tous les régimes, et qui permit par exemple à Gênes, à Florence, à Milan de supporter la domination étrangère tout en faisant de l’art ou du commerce, et d’attendre avec patience l’heure du réveil national ?

Supposons que les passions s’apaisent avec le temps, et que les esprits, plus cultivés, embrassent un plus large horizon : il y aura toujours quatre ou cinq grandes zones de langue et d’origine. Grecs, Latins, Slaves, Albanais, sans parler des Turcs. Chacune des nations chrétiennes a été surprise et comme figée par la conquête dans la position la moins favorable pour préparer l’unité de la péninsule : les Grecs, répandus sur les côtes et voués à la vie maritime, à laquelle ils sont plus propres qu’à fonder des empires en terre ferme ; — les Roumains, cantonnés sur les bords du Danube, à la merci de toutes les armées de passage, séparés de leurs frères latins du Pinde et de la Dalmatie, coupés en deux par la frontière hongroise ; — Les Serbes, sans communication avec la mer, expulses de ce plateau central où ils avaient établi d’abord le siège de leur domination, affaiblis par la défection des musulmans de Bosnie, et, de nos jours, plus qu’à demi enclavés par les possessions