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dans l’histoire, pour l’individu, pour la société, et pour l’humanité.

Admettons, en effet, que la vie soit mauvaise, et la condition d’homme radicalement misérable. C’est ici, pour le dire en passant et d’abord, le principe même de tout changement, et de tout progrès, par conséquent. Qui se trouve bien ne change pas de place ; et le grand danger de l’optimisme est de limiter en tout temps nos aspirations aux bornes de la vie présente. Mais il fait pis encore, comme le remarque Schopenhauer, quand il s’élève jusqu’au panthéisme. Car alors il devient la théorie même de l’immoralité. « Si le monde est une théophanie, — C’est-à-dire si son histoire n’est que celle des manifestations de la divinité, — Toutes les actions de l’homme et même de l’animal même sont également divines et excellentes, il n’y a plus de blâme, plus de préférence possible. Il n’y a plus de morale. De là provient, à la suite du renouvellement du spinosisme et du panthéisme en nos jours, ce profond abaissement de la morale; de là ce plat réalisme qui a conduit à en faire un manuel de la vie régulière dans l’état et dans la famille, et à placer dans un philistinisme parfait, méthodique, tout occupé de ses jouissances et de son bien-être, la fin dernière de l’existence humaine. » Le quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation est plein de semblables passages, dont la signification n’est pas douteuse, et que nous recommandons aux lecteurs, comme aussi les Appendices qui le complètent ou qui l’éclaircissent... Mais il S3mble malheureusement que, pour parler chez nous de Schopenhauer, on ait généralement commencé par négliger de le lire ; à moins encore que l’on n’en ait lu précisément que ce que l’on pouvait se passer d’en lire, pour n’en point lire ce qui contient l’expression de sa véritable pensée : la Théorie de la négation du vouloir vivre, par exemple; ou l’Ordre de la Grâce; ou son Épiphilosophie.

Car, de ce que la vie est mauvaise, on aurait alors compris que ce qui résulte, c’est qu’elle n’a point sa raison d’être ni sa fin en elle-même ; que c’est, par conséquent, son dénoûment qui la juge; et qu’elle n’est quelque chose de plus qu’une agitation sans cause qu’en devenant la constante méditation de la mort. On peut comparer la façon dont Schopenhauer a parlé de la mort, avec celle de notre Bourdaloue, dans un de ses plus beaux et plus solides sermons : sur la Pensée de la mort. Pour le philosophe comme pour le prédicateur chrétien, c’est de la mort même que nous apprenons à mépriser la mort, mais aussi, par un juste retour, à ne pas estimer au-delà de ce qu’elles, valent réellement les satisfactions de la vie. La mort seule donne à la vie son intérêt et son sens; elle seule en détermine le prix et la valeur. Parce que nous sommes les seuls de tous les êtres qui connaissions la mort, c’est pour cela que nous sommes hommes; et quelque ressemblance qu’on puisse trouver d’ailleurs entre l’homme