Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« reconnaissons notre être propre dans toute autre créature » et ne demandons pas d’autre destinée pour nous « que celle de l’humanité en général. » La charité est devenue dévoûment, le dévoûment abnégation, et l’abnégation sacrifice. C’est alors que la mort peut venir, ou plutôt c’est justement là ce que les hommes appellent la mort, quoique ce ne soit, si l’on y réfléchit, que le terme de la perfection. J’aimerais que l’on me dît ce que l’on trouve de « dangereux » dans une telle doctrine ; ce que signifient les éloquens anathèmes que l’on a lancés, que beaucoup de nos philosophes lancent encore tous les jours contre elle ; — et si l’on a fait attention qu’ils retombaient d’abord sur presque toutes les religions.

Nous objectera-t-on qu’en la résumant nous altérons peut-être la doctrine de Schopenhauer ? De peur qu’on ne le prétende, il faut donc ici que nous citions ses propres termes, et que nous le laissions lui-même nous montrer, dans la conformité de ses principes avec ceux du bouddhisme ou du christianisme, une confirmation de la vérité de son pessimisme. Il vient de comparer sa théorie de l’affirmation du vouloir vivre avec celle du Péché Originel, et sa théorie de la négation de la volonté avec celle de la Rédemption; et il s’exprime ainsi : « Ces dogmes de la religion chrétienne ne se rattachent pas directement à la philosophie, mais, en les appelant ici en témoignage, mon intention a été de montrer que la morale issue de mes études pourra bien paraître neuve et singulière dans son expression : elle ne l’est point dans le fond. Bien loin d’être une nouveauté, elle s’accorde pleinement avec les véritables dogmes chrétiens, qui la contiennent en substance et qui la résument. Et les dogmes chrétiens eux-mêmes s’accordent non moins parfaitement, malgré la radicale diversité des formes, avec les doctrines et les préceptes moraux qui sont contenus dans les livres sacrés de l’Inde. » On ne saurait mieux dire. C’est l’honneur du pessimisme que de faire le fond des religions supérieures qui se partagent encore aujourd’hui le monde. Mais, réciproquement, celles des religions que l’on peut appeler inférieures, comme le judaïsme, ou qui ne sont qu’à peine des religions, comme le naturalisme grec, c’est ce qu’elles contiennent d’optimisme qui en fait l’infériorité. Une religion qui n’est pas pessimiste est à peine une morale; elle n’est tout au plus qu’une discipline, ou pour mieux dire une observance; elle est rarement une philosophie; elle n’est jamais une religion.

« Que si d’ailleurs le christianisme, dans ces derniers temps, ainsi que l’écrivait Schopenhauer lui-même aux environs de 1818, a oublié sa première signification, et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’avons pas à nous en soucier; » non plus que de la dégradation du bouddhisme, tel qu’on l’observe de nos jours au Thibet ou en Chine. C’est en effet le sort de toutes les orthodoxies que, corruptibles dans