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s’était retourné inquiet. Au haut de l’allée qu’il suivait, arrivait un cheval furieusement emballé, que son cavalier ne songeait même plus à maîtriser.

C’était le comte de Vair. Jean l’avait reconnu, et l’idée le traversa comme l’éclair, que, s’il ne se jetait pas au-devant de l’animal emporté, avant qu’il ne culbutât dans la douve, son père était perdu.

En effet, l’allée que descendait la bête affolée finissait à angle droit sur une sorte de chemin de ronde qui longeait le large fossé, dont il n’était séparé que par un gazon de quelques mètres. Il était certain qu’à cette allure, le cheval ne pourrait tourner court et viendrait s’abîmer sur l’obstacle infranchissable ; à tout prix, il fallait l’arrêter auparavant.

Replié sur lui-même, un peu rejeté sur le côté de l’allée, afin de ne pas être renversé par le choc, Jean attendait. Il y eut une seconde terrible.

L’animal arrivait, la tête entre les genoux, l’œil fou, éperdu d’épouvante, de colère, grisé par la furie de son galop. Au moment où il passait, Jean bondit à sa tête, cramponné aux rênes. La bête fit un saut formidable. Durant un instant on put croire que vaincue par la douleur de cette effroyable secousse, elle se ralentissait et se calmait ; mais à peine remise, elle s’allongea de nouveau et reprit sa course désordonnée. Pendu désespérément aux rênes, Jean se laissait traîner. Déjà il apercevait distinctement la douve. Aucun espoir de l’éviter, à moins que, se portant de tout son poids sur une seule rêne, il n’imprimât au cheval une telle contraction d’encolure, que celui-ci fût obligé de tourner ou de s’abattre.

Le croisement des deux allées était le point propice. Jean se raidit par un suprême effort sur ses bras épuisés, mais il poussa un grand cri et roula dans la poussière. D’un écart furieux, le cheval, brisant sa têtière, s’était débarrassé de son étreinte, et maintenant, quoique libre, baissant toujours la tête sous l’empire de son fatal vertige, en deux foulées il atteignait la douve. Au moment d’y toucher, son instinct effrayé le rejeta sur ses jarrets, presque abattu du devant. Le comte de Vair fut projeté et l’animal, un instant suspendu au-dessus de l’obstacle, emporté par son poids et la vitesse, s’y abîma par-dessus son maître.

Jean s’était remis debout, il accourait, meurtri, sanglant, les habits en lambeaux. Mais que pouvait-il seul dans cette désastreuse conjoncture ? Désespérément il se mit à appeler au secours. Cependant il fallait avant tout empêcher son père d’être noyé ou foulé sous les sabots furieux de l’animal. Il se laissa tomber dans la douve. L’eau avait peu de profondeur : à peine arrivait-elle à mi-