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— Il y a longtemps que nous nous étions perdus de vue, mon pauvre enfant, et voilà que nous nous retrouvons tristement au chevet d’un moribond, vous comme fils, moi comme prêtre, chacun avec un devoir à remplir. La miséricorde de Dieu m’inspirera, je l’espère, dans cette préparation d’une âme à l’épreuve suprême. Êtes-vous disposé, de votre côté, à envisager sans faiblesse vos obligations vis-à-vis d’un père, d’un chef de famille qui va disparaître, et à y déférer sans restriction ?

— L’on ne vous a rien caché, mon père, reprit Jean, je le devine. Eh bien ! oui, il y a une responsabilité sur moi dans cette lamentable journée. Mon insistance hautaine, mon emportement, en irritant mon père, sont comme un lugubre point de départ dans le tragique accident qui menace de nous le ravir… Une pareille pensée serait déjà suffisamment douloureuse. Pourtant, il y a plus. L’excès de ma souffrance vient de l’impossibilité même où je suis d’implorer mon pardon. Que de fois, depuis ce matin, suis-je arrivé jusqu’au seuil de cette chambre où il se débat contre la mort, et suis-je reparti sans oser entrer, tant ma vue, je le sens, lui est insupportable ! Allez, le fils qui fuit les derniers momens d’un père, de crainte de les empoisonner par sa présence, connaît la plus effroyable torture qui soit au monde ! Je ne croyais pas l’avoir méritée.

— Cette torture, remarqua le père, c’est vous qui vous l’infligez à vous-même. D’un seul mot, vous pourriez rendre à votre père l’apaisement et la sérénité à son heure dernière, et, du même mot, obtenir votre pardon et reconquérir sa tendresse. Comment avez-vous pu jusqu’ici tarder à le prononcer ?

— Une infamie, alors, en échange d’une bénédiction ! s’écria Jean de Vair avec une flamme sombre dans les yeux. Elle ne me porterait pas bonheur !

— Un acte de soumission à ses parens n’a jamais été une infamie aux yeux du monde, ni un péché aux yeux de Dieu, articula lentement le père avec son étrange autorité.

— Vous vous trompez, mon père, répondit énergiquement le jeune homme, il est des engagemens auxquels on ne se dérobe pas sans abjurer son honneur…

Le jésuite interrompit brusquement :

— L’honneur est du monde, le quatrième commandement est de Dieu : l’origine seule ici désigne la préférence.

— Les sermens aussi vont à Dieu ! prononça l’officier tout vibrant.

— Je vous en prie, reprit sèchement le prêtre, ne mettons point Dieu là où il n’entre pour rien. Avant de former ces sermens qui vous enchaînent, dites-vous, lui en avez-vous seulement demandé