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philosophique ne le fait taire ; une intime joie nous avertit de la valeur que nous donnent nos efforts dans cette direction du mouvement universel ; l’admiration nous fait saluer chez autrui toute victoire de la volonté sur l’appétit rétrograde, et de l’amour sur l’égoïsme pour le service de cette cause sacrée : l’épanouissement et l’amélioration de la vie. Valoir toujours davantage, telle est la règle de conduite gravée dans la conscience humaine par le divin promoteur de l’évolution générale. C’est du moins assez probable pour que le plus sûr pour nous soit d’agir comme si c’était certain, car en abandonnant la chance de valoir et de conquérir le rang que nous assignerait notre mérite dans la série ascendante des créatures, nous risquerions d’en redescendre les degrés et nous sacrifierions l’éventualité possible, l’espoir fondé de satisfaire nos plus hautes aspirations, à la crainte de sacrifier les jouissances présentes, mais fort inférieures et fort troublées, d’une vie dégradée. Si l’existence de la douleur nous inspire des doutes sérieux sur la bienveillance divine à l’égard de la création et spécialement de l’humanité, toujours est-il que la valeur morale qui fait notre fierté et à laquelle nous devons la plus humaine joie serait impossible sans la douleur. La suppression de cette espèce de joie, commune peut-être à tout ce qui, dans l’univers, prend conscience de la vie et aspire, serait-elle préférable ? La vie paie-t-elle trop cher le sentiment de la dignité ? Sans doute tous les hommes ne feront pas la même réponse à cette question. Les héros et les martyrs sont rares, mais ils représentent l’élite du genre humain, ce qu’une sélection laborieuse et lente en a extrait de plus achevé et précisément de plus digne. Nous nous résignerions difficilement à les rayer de la nature pour leur substituer les plus ingénieuses machines à jouissances ; nous n’aurions, du reste, pas le droit de le faire sans les avoir consultés, et le silence des tombeaux nous oblige au respect de la loi mystérieuse qui nous y pousse. La vie terrestre est évidemment une mêlée horrible où le cœur saigne à la fois des coups qu’il reçoit et de ceux qu’il voit porter. Rien ne ressemble moins à la tendresse paternelle que l’inexorable rigueur qui préside à cette boucherie. Et pourtant, s’il n’y a de vaincus que les fuyards, si la victoire est féconde, s’il en doit sortir plus qu’un baume, un laurier pour chaque blessure, nous pouvons encore affronter la bataille ; elle est d’ailleurs engagée et nous sommes, bon gré mal gré, enrôlés ; s’y dérober c’est la perdre, l’accepter c’est déjà la gagner. Parions donc pour la véracité du verbe obscur et cependant si impératif qui, dans les plus intimes profondeurs de notre être, nous intime l’ordre de valoir en collaborant à l’œuvre d’universelle ascension vers l’idéal mystérieux de la nature. En face du terrible problème que le mutisme du monde extérieur impose à la volonté humaine,