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Déjà ennuyé, au bout d’un mois, de son nouveau métier, il obtient d’eux qu’ils soigneront son cheval : en échange, il écrira leurs lettres et leur racontera, à la veillée, les exploits d’un général fameux qui se nommait Alexandre le Grand. Puis le désespoir le prend : il se voit, lui, socialiste, lui, pacifique rêveur et poète, condamné à verser le sang humain. Toutes ses convictions se réveillent pour protester. Un jour, dans un accès de mélancolie, il écrit sur le mur d’une étable : ''Eheu ! quam infortunii miserrimum est fuisse felicem ! Un officier aperçoit la citation, s’étonne de voir un dragon si lettré, s’intéresse à lui. Bref, Coleridge obtient d’être renvoyé dans ses loyers. On ne lui tint pas rigueur. Il en fut quitte pour une censure publique du vice-chancelier. Mais à la fin de 1794, il quitta Cambridge sans avoir pris ses grades et quoi qu’on pût faire pour le retenir, parce qu’il n’avait pas voulu prêter le serment de fidélité, alors obligatoire, à l’église établie.

On voit l’homme : à vingt-deux ans, il est ce qu’il sera toujours, incapable de mener sa vie, comptant pour rien toutes les choses de ce monde, fermé à toute idée pratique, vivant de rêves et de songeries ; d’ailleurs très ardent, prompt à l’enthousiasme, enfourchant tous les matins une idée nouvelle, essayant de tout et ne poursuivant rien : esprit universel en ce sens qu’il a touché à tout, mais en définitive très peu varié, car il a tout vu d’un même point de vue, qui est celui du mystique ; incapable surtout de se départir de ce premier fonds de son éducation, la métaphysique religieuse ; poète, assurément, mais encore plus théologien ; par-dessus tout cela, une imagination extraordinaire, d’une richesse rare et d’un éclat sans égal. C’est par là, par la faculté d’imaginer, sinon de penser, qu’il appartient à l’histoire littéraire. S’il était possible d’écrire l’histoire, non de l’esprit humain, mais d’une seule faculté de cet esprit, à travers les âges, il faudrait, en parlant de l’imagination, consacrer deux chapitres au moins à Coleridge. Le premier s’intitulerait : « Du mysticisme humanitaire et poétique qui naquit de la révolution française, » et le second : « Comment ce mysticisme dégénéra et par quelles raisons, ayant eu ses origines dans la révolution, il finit par se détourner vers l’Allemagne. » Le premier prendrait Coleridge en 1794,à son entrée dans le monde, et le suivrait jusqu’à son voyage d’Allemagne, en 1798 ; le second irait, — avec beaucoup de lacunes (car la vie de Coleridge fut, de 1800 à 1810, celui d’un malade et presque d’un irresponsable), — jusqu’à la fin. On trouvera dans le livre de M. Brandl les élémens de cette histoire. On peut regretter qu’ils y soient trop dispersés. Coleridge est un de ces écrivains qui nous intéressent surtout comme reflets d’une époque. Son œuvre personnelle est de second