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pour fondre des canons. Wordsworth, jeune étudiant de Cambridge, lui aussi, partira en 1791, avec vingt livres sterling pour toute fortune, et s’en ira demeurer à Paris, puis à Orléans, pour jouir de plus près de ce spectacle inoubliable. « C’était une bénédiction, écrira-t-il plus tard, de vivre dans cette aurore ; mais être jeune, c’était le paradis. » Même après la mort de Louis XVI, son enthousiasme ne faiblit pas : revenu en Angleterre, il y publie une Apologie de la révolution française (1793). Il approuve hautement la justice populaire; à des temps exceptionnels il faut, suivant lui, une morale exceptionnelle : c’est pourquoi il refuse de se joindre à « ces niaises lamentations qui retentissent de la cour à la chaumière. » C’est un délire de ces jeunes esprits. Robert Southey lui-même, le sage et modeste Southey, — celui qui finira poète lauréat et dont Byron dira « qu’il avait tourné casaque et qu’il aurait, s’il l’eût fallu, tourné sa peau, » — Southey lui-même publie un drame révolutionnaire de Wat Tyler et un poème philosophique de Jeanne d’Arc. Burke a beau protester. Non-seulement Tom Paine écrit ses Droits de l’homme (1791) et James Mackintosh ses Vindiciœ Gallicœ (1791), mais William Godwin, ce « don Quichotte de la Révolution, » fonde un club avec Holcroft et correspond avec la Convention. Tout cela n’était pas sans danger. On arrêta douze membres du club de Godwin et on les mit à Newgate, sous l’inculpation de haute trahison. Plus la révolution allait, plus le parti national se remuait, et plus les imaginations se troublaient. On dénonça une femme qui, disait-on, décapitait des poulets « pour s’exercer, » avec une petite guillotine. Rien n’y faisait. Les idées allaient leur chemin. Six ou sept ans plus tard, en 798, Coleridge converti, assagi et devenu l’ennemi de la France, ne pouvait penser à ce temps sans frémir ; dans une ode, que Shelley déclarait la plus belle qui eût jamais été écrite en anglais[1], il s’écriait, en une prosopopée magnifique et sincère :


O nuées, vous qui très haut flottez ou vous arrêtez, — vous dont aucun mortel ne peut diriger la course errante! — vagues de l’océan, qui, partout où vous roulez, — ne rendez hommage qu’à des lois éternelles! — O bois, qui écoutez le chant nocturne des oiseaux, — inclinés à mi-chemin de la pente glissante et périlleuse, — sauf quand vos propres branches puissantes, se balançant, — ont fait du vent une solennelle musique! — Forêts où, semblable à un homme aimé de Dieu, — à travers des ténèbres où jamais bûcheron ne pénétra, —

  1. Ode à la France.