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aucun autre de conversation plus surprenante. » Rapportez-vous-en à ce terrible railleur : « Il commençait n’importe où ; on lui posait une question, ou on lui faisait une observation suggestive : au lieu de répondre, ou de se préparer décidément à répondre, il accumulait un appareil formidable de vessies natatoires empruntées à la logique, de ceintures de sauvetage transcendantales et autres objets dont il se précautionnait, comme de moyens de transport, pour se mettre en route; peut-être qu’en effet il finissait par partir, » mais bientôt on constatait « qu’il n’avait pas le moindre talent pour vous expliquer quoi que ce fût : on nageait, on voltigeait sur le plus nuageux, le plus vaste, le plus obscur déluge d’idées; » il y avait bien, de temps à autre, quelques « radieux îlots, des mots éloquens, expressifs, des mots d’artiste » et des paroles empreintes « d’une noble et pieuse sympathie; » mais en fait « la mélopée gémissante de ce discours théosophico-métaphysique vous laissait finalement un sentiment de grande lassitude. »

Ironie impitoyable et injuste en somme : c’est que les voyans n’aiment pas les voyans et qu’un mystique se défie toujours d’un autre mystique. Mais comme ce portrait à la Swift fait toucher du doigt les faiblesses, — je ne dis pas de l’homme, car cela est secondaire après tout, — mais du penseur! Quelle revanche du sens commun et venant de quelle bouche! Oui, toute la faiblesse de Coleridge est là : il lui a manqué cette chose banale, dont tant d’autres ont eu en trop, le sens commun, ce qui veut dire qu’il lui a manqué de penser, de sentir et d’imaginer parfois comme tout le monde. Il n’a jamais vu clair dans son propre esprit; il n’a jamais débrouillé l’écheveau de ses idées ; il n’a eu que des visions et des aperçus, dont quelques-uns de génie, mais dont aucun n’a jamais témoigné du moindre sens de la réalité. Il s’est renfermé dans un nuage, dont il sortait, de temps à autre, des fusées, mais le plus souvent, la fusée une fois tirée, il n’en restait rien, qu’un peu de cendre par terre. Malgré tout, il a exercé une action, et il y a encore aujourd’hui en Angleterre plus de « Coleridgiens » qu’on ne pense. C’est un adversaire, c’est Stuart Mill qui a dit : « Si l’on excepte Bentham, aucun Anglais de ce temps n’a laissé une impression aussi profonde dans les opinions et les tendances morales de ceux qui, parmi nous, prétendent vivre suivant une règle philosophique[1]. » Cela tient à plusieurs raisons : c’est d’abord que tout ésotérisme, philosophique ou esthétique, est toujours sûr de trouver des adeptes : car tout ésotérisme est nécessairement incomplet et borné, et il y a des esprits qu’attire invinciblement tout ce qui est inachevé, manque,

  1. Il importe de dire que Stuart Mill songe à l’ensemble de l’œuvre de Coleridge, dont nous n’avons envisagé qu’un côté.