Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et tout ce vaste appareil se meut avec la régularité d’une horloge. La force sauvage a été domestiquée, tournée vers les emplois modestes et utiles. Or la vapeur, c’est l’action libre, superbe et débordante. L’engrenage, c’est le travail que, jadis, on nommait servile. Séparez-les : l’une s’évapore, l’autre se rouille. Unissez-les : ils accomplissent ensemble un labeur surhumain. C’est l’image même de notre civilisation ; mais c’est aussi ce que l’Asie n’a jamais su comprendre.

Elle est restée fidèle au type des anciennes sociétés, qui ne confondaient jamais l’homme de travail et l’homme de lutte : l’un accomplissait obscurément les besognes nécessaires, l’autre vivait dans la lumière et dans la liberté, risquait volontiers ses jours, et dédaignait le labeur continu. Comme on comprend ce dédain ! Est-ce que ces deux antagonistes de l’histoire ne se livrent pas, dans notre propre cœur, un éternel combat ? Il y a deux hommes en nous, dont l’un, discipliné par la civilisation, accepte sans murmure sa tâche quotidienne, tandis que l’autre nourrit, dans le secret de notre âme, un rêve d’audace et de liberté. Ils le savent bien, tous ceux qui, jetés hors d’eux-mêmes par une grande crise nationale, ont rapporté des camps l’amer dégoût de la vie sédentaire. Ils le savent encore, ces esprits inquiets qui ne sauraient vivre sans émotion et sans péril, et poussent jusqu’au vice l’instinct des aventures.

Or l’histoire n’est, après tout, qu’une question de psychologie. Les peuples oscillent, comme les âmes, entre ces deux pôles contraires de la volonté : tantôt ils gravitent dans l’orbite étroite de l’activité réglée, tantôt ils se lancent dans la carrière sans limite des conquêtes et des coups de main. Notez que ces deux genres d’action supposent des qualités opposées : l’une comporte de l’audace, une prompte et heureuse décision, une détente subite de tous les nerfs, tandis que l’autre vit d’abnégation, de persévérance et de petits efforts successifs. L’une est l’activité foudroyante qui tranche en un clin d’œil les fils de la destinée ; l’autre, l’activité patiente, qui revient sur ses pas, tâtonne, se corrige, et capitalise l’effort. L’une a le front haut, l’œil clair et perçant, et quelque chose de cet élan sublime qui précipite dans l’arène le gladiateur combattant ; mais l’autre porte sur son visage la forte empreinte de la spécialité, et fait du forgeron un dieu boiteux à la poitrine énorme.

Elle est de tous les temps, cette querelle de Caliban contre Ariel, des membres contre l’estomac, de la plèbe laborieuse contre les patriciens. C’est le thème ordinaire de tous les Gracques passés, présens et futurs. Mais l’honneur de notre âge est d’avoir compris