Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ans, l’Angleterre, la France, l’Autriche, et, à leur suite, l’opinion générale de l’Europe, ont considéré comme un dogme essentiel la conservation de l’empire ottoman. Je récapitule les efforts qui ont été dirigés dans ce sens, les déclarations retentissantes des hommes d’État, le sang versé, les congrès, les innombrables conférences. Je me remémore enfin cette action décousue, contradictoire, sans cesse traversée par des vues particulières ; ces prétendus Amphictyons incapables de s’entendre et forcés de s’incliner devant le sort des armes ; et je n’hésite pas à dire : le traité de Berlin n’a fait qu’enregistrer la faillite de l’intervention européenne en Orient. Découper au hasard des tronçons de peuples, accumuler les matériaux inflammables autour des cratères mal éteints, éveiller toutes les ambitions pour n’en satisfaire aucune ; puis, plus tard, exécuter seulement les clauses défavorables à la Turquie, laisser de côté les autres, ce n’est point faire œuvre de législateurs ni de politiques : c’est simplement constater l’impuissance de l’Europe.

Cette impuissance était dans la nature des choses ; et c’est ce qui doit nous consoler, nous autres Français, de n’avoir pas joué un rôle plus actif dans des événemens dont il eût été difficile de changer le cours. S’il est une vérité démontrée, c’est que les réformes sérieuses ne s’imposent pas du dehors et que l’intervention étrangère n’a fait qu’aggraver l’état, déjà si pénible, de la Turquie. Ni les notes en seize points, ni les prédicateurs laïques, ni même l’argument suprême, le canon, ne sauraient modifier les âmes. On n’apprend point aux hommes à marcher en leur donnant des béquilles : ils doivent se mouvoir eux-mêmes, au risque de tomber par terre et de se relever.

Il semble qu’on le comprenne aujourd’hui. Depuis douze ans, l’Europe se tient sur la réserve. Si elle n’empêche pas le désordre, du moins ne vient-elle pas l’augmenter par son esprit brouillon. Les Ottomans ont beaucoup souffert des arrangemens de 1878 : ils y gagnent cependant ce point qu’on les laisse tranquilles et qu’on ne cherche plus à les sauver malgré eux. Sans doute, il leur reste beaucoup à faire pour modifier leurs mœurs administratives. Ils sont dans la position d’un malade auquel on a fait avaler tant de potions amères et inutiles qu’il ne veut plus rien prendre. Les charlatans l’ont dégoûté des remèdes : cela ne prouve nullement que, livré à lui-même, il ne se ravise.

Bien présomptueux qui s’attribue, en pareil cas, le don de prophétie. Tant qu’un gouvernement est debout, personne ne peut lui refuser cette liberté du choix dont chaque homme use pour son compte et qui lui permet de trouver en lui-même ses chances suprêmes de salut. Les Osmanlis n’auront besoin, pour cela, ni de congrès,