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Congo ; s’il a dû lutter contre des indigènes ensauvagés, c’est parce que les malheureux noirs ont appris à considérer l’étranger comme une bête féroce. Les congénères de Tippou-Tib, aidés par les métis qui se forment à leur école, étendent leurs razzias sur une aire chaque jour plus vaste. Razzias d’hommes et d’ivoire ; l’ivoire, le triste ivoire, se paie en chair humaine ; d’après les calculs de M. Stanley, chaque bille de nos billards coûterait une vie.

La petite troupe débouche enfin sous le ciel, dans le « Pays aux Herbes, d Là, elle doit combattre encore contre les Balegga qui lui barrent le passage. Quand, en février 1889, après sa troisième traversée de la forêt, M. Stanley réunit les tronçons de sa colonne sur la rive du lac Albert, elle est réduite de plus de moitié. Mais qu’importe ? Toutes les misères sont oubliées, le but est atteint, on a rejoint le pacha.

Ici la comédie succède au drame. Pour en faire saisir la beauté, il faudrait citer tous les entretiens de M. Stanley et d’Emin, toutes les lettres échangées entre eux. Cela ne s’analyse pas. Notre regretté Labiche eût seul réussi à dégager l’idée maîtresse de la pièce. Voici un homme, sauveteur de son état, déjà breveté dans la grande affaire Livingstone. Il a fait des milliers de kilomètres et brave les plus terribles dangers pour venir sauver un malheureux qui se noie ; l’Europe anxieuse attend qu’on lui ramène l’objet de son intérêt. — Ce personnage bizarre ne désire pas être sauvé. — Stupéfaction, puis colère du sauveteur. Au moment de toucher sa prime, si bien gagnée, il est menacé de la perdre, et par qui ? par la victime récalcitrante. Est-il admissible qu’il trompe l’attente de l’Europe en y rentrant les mains vides ? Le terre-neuve peut-il revenir au rivage sans son noyé, dût-il, pour y parvenir, achever ce noyé d’un coup de dent ?

On ne s’expliquerait pas la conduite de M. Stanley, si l’on perdait de vue ce mobile psychologique ; c’est la raison capitale de son obstination ; les intérêts politiques dont on lui a confié la garde ne viennent qu’en seconde ligne. Ces intérêts, il nous est maintenant facile de les deviner, ainsi que les instructions de sir William Mackinnon : Emin a dû les discerner sans trop de peine, après le premier ahurissement que lui causa le jeu de combinaisons diverses étalé devant lui. On lui offrait de se mettre, lui et sa province, au service de la Belgique, ou de l’Allemagne, ou de l’Angleterre. Cette dernière proposition était la seule sérieuse ; aucun argument solide n’appuyait les autres, destinées à lui faire prendre le change.

Quelles étaient les dispositions de l’Israélite allemand, pacha au service de l’Egypte ? On peut les démêler, au travers de ses irrésolutions et de ses réticences. Il avait demandé secours, il avait désiré partir, quand les mahdistes le menaçaient du même sort