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remués. Il a plus que jamais « de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des carrosses tout dorés. » Il fait plus que jamais admirer à ses invités éblouis « le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs » aux riches bordures « d’argent et de vermeil doré. » Tout luit et reluit dans sa maison, comme dans celle de Barbe-Bleue. Il a la même manière importante de dire : « Mes coffres-forts, où est mon or et mon argent. » Il épouse, comme lui, une fille « de qualité, » sans dot. Et, bien souvent, il le lui fait aussi regretter.

Pas plus, pourtant, dans la Barbe-Bleue que dans la Belle au Bois dormant, Perrault n’a fermé les échappées ouvertes dans la version populaire sur des pensées d’un sens profond, mais subtil et incertain. Le lecteur reste libre d’entrevoir, au fond du drame bourgeois de Barbe-Bleue, une idée effrayante, l’idée que toutes nos actions nous suivent dans la vie. On se rappelle peut-être combien George Eliot en avait été frappée. Bien des siècles avant que l’illustre romancière consacrât une partie de son œuvre à le démontrer, le peuple avait posé et tranché la question dans la scène du conte où la femme désobéissante s’efforce en vain de laver la clé enchantée. « Quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre. » La porte du cabinet défendu a été ouverte ; nulle puissance ne peut faire qu’elle ne l’ait pas été : toutes nos actions nous suivent dans la vie.

Toutes, et c’est une chose terrible. Bonnes ou mauvaises, réparables ou non, elles se lèvent derrière nous et marchent en longue file sans cesse grandissante, compagnes obstinées et souvent importunes, que nous essayons en vain de chasser. Nul effort, nul repentir, nulle angoisse n’a le pouvoir de supprimer une seule d’entre elles, de reprendre une seule des minutes vécues. Elles ont une vie à elles, en dehors de nous, indépendante de nous, et elles nous échappent pour l’éternité, enfantant des conséquences qui auront d’autres conséquences, et d’autres encore, et toujours d’autres, bien au-delà des temps que notre esprit peut concevoir. Leur enchaînement forme un filet qui nous enveloppe insensiblement, se resserre et enfin nous étreint. George Eliot laissait ses personnages dans le filet, ne croyant pas qu’il fût possible de le rompre. Le peuple s’est souvenu qu’il y avait quelque part de la miséricorde pour le pécheur, et il a sauvé la femme de Barbe-Bleue des suites de sa faute.

C’est encore lui qui est venu, dans Cendrillon, au secours du faible opprimé. Les humbles ont le cœur ouvert à la pitié pour les autres humbles, pour tous les êtres sans défense, endoloris comme