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« Vive le prince d’Orange ! » Serrés ainsi entre deux craintes égales, se sentant même plus menacés dans leurs personnes par la violence populaire que par l’invasion étrangère, les pauvres magistrats républicains perdaient véritablement l’esprit : leur imagination était hantée par le souvenir des scènes sanglantes dont, au siècle précédent, tout le courage des deux Witt n’avait pu les préserver. Dans leur désespoir, ils s’en prenaient, eux aussi, à la France qui les jetait sans pitié dans de tels embarras : — « Vous nous perdez, disait Wassenaer à Dutheil, c’est vous qui allez faire le stathoudérat. » — « Je vois bien, écrivait Chiquet, le chargé d’affaires de France, que cet épouvantail commence à ne plus les effrayer[1]. »

Dans leur perplexité, un dessein étrange paraît même leur être venu à la pensée ; c’était d’envoyer à Berlin offrir à Frédéric ce pouvoir du stathoudérat, illustré par de si grands souvenirs, pour lui-même ou pour un prince de sa maison. Et pourquoi non ? Guillaume III n’avait-il pas été stathouder de Hollande en même temps que roi d’Angleterre ? Pourquoi le roi de Prusse ne serait-il pas, à son exemple, investi d’une double qualité qui ferait de lui le champion armé des intérêts protestans et de la résistance à l’oppression française ? Ils espéraient détourner par cet artifice le mouvement qu’ils ne pouvaient plus contenir, et échapper à l’humiliation de subir le joug de leur ennemi héréditaire. C’était pour un jeune vainqueur un grand rôle à jouer : aussi le ministre de Prusse à La Haye, Ammon, parut-il flatté de cette perspective et ne se cacha pas de l’encourager. Mais en fait de projets de grandeur, Frédéric ne prenait conseil que de lui-même. Il n’avait nulle envie de quitter le poste d’observation où il restait juge des coups pour se mêler de nouveau aux conflits européens, avant l’heure qu’il aurait choisie et dans d’autres conditions que celles qu’il aurait fixées lui-même. Il repoussa la proposition aussi bien pour lui-même que pour les siens. — « Je suis bien aise, écrivait-il à son envoyé, de voir que j’ai encore des partisans en Hollande, et qu’on y est revenu des préjugés qu’on avait à mon égard… Mais ceci ne m’aurait pas accommodé du tout : mon état ne trouverait aucun avantage d’un pareil établissement, cela me brouillerait également avec la France et avec l’Angleterre[2]. »

  1. Chiquet à Puisieulx, 27, 29 avril-9 mai 1747. — Dutheil à Puisieulx, 21-30 avril 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Frédéric à Ammon, ministre à La Haye. (Pol. corr., t. V, p. 395.) — Droysen, t. III, p. 336. — L’attitude du ministre de Prusse à La Haye est signalée par Chiquet (25 avril) en termes assez nets pour que Puisieulx, alarmé, croie devoir l’engager à surveiller avec soin la conduite de cet envoyé (29 avril). — L’ambassadeur de Venise à Vienne affirme aussi (17 mai) qu’aussitôt que la déclaration de la France fut connue, les magistrats hollandais en ont fait part au roi de Prusse en invoquant son assistance.