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bien déguenillé, racler sur de méchans violons les airs monotones du pays. Le refrain se compose de trois ou quatre notes, presque toujours les mêmes ; et cependant il y a dans ces accords je ne sais quel accent barbare qui vous reporte au*crépuscule des temps fabuleux. J’ai vu des hommes instruits, des officiers, des professeurs demeurer immobiles pendant des heures entières, en écoutant cette mélodie bizarre. On a d’abord envie de hausser les épaules. Peu à peu, on entrevoit dans cette plainte incohérente l’image affaiblie et comme déformée d’un vieux rêve primitif. Parfois vous diriez que ce peuple a été amputé d’une partie de son âme, et qu’il souffre à l’endroit des croyances qu’il n’a plus.


III

Ils sont à plaindre, les hommes qui n’ont point eu de jeunesse ; mais plus encore ceux qui n’ont ouvert les yeux que pour assister aux brouilleries de leurs parens. Tristes préliminaires du divorce : tous les jours ce sont des récriminations, des scènes violentes. Les enfans se taisent d’abord ; plus tard, ils entrent dans la dispute, exploitent avec un naïf égoïsme les passions paternelles, entretiennent une rivalité dont ils profitent et savent se faire donner par le père le gâteau que la mère a refusé. On se sépare enfin, mais trop tard : les enfans ont perdu la première fraîcheur de leur foi.

C’est en deux mots l’histoire des peuples de la péninsule. Quand ils entrèrent dans la chrétienté, le ménage intérieur de l’église n’était pas édifiant. Rome et Constantinople se toisaient d’un œil jaloux. Plusieurs fois déjà, le pape avait dû, selon le mot de Bossuet, « réprimer l’orgueil du patriarche. » La théologie devenait de moins en moins désintéressée. Dans les conciles, on ne se battait plus pour des théories, mais pour des provinces. Les prélats se disputaient une frontière et ferraillaient pour une juridiction. Ces débats masquaient de vilaines questions d’argent : « Les Croates m’appartiennent ! » disait Rome. — « Ils sont à moi ! » disait Byzance. — Je prends les Serbes ! — Et moi les Moraves ! — Naturellement, Serbes, Moraves, Croates se donnaient et quelquefois se vendaient au plus offrant. Les chefs barbares, quand des apôtres paraissaient sur leur territoire, ne demandaient pas ce que valait la doctrine, mais ce qu’elle rapportait. Quelquefois, dans le prédicateur, ils flairaient un émissaire et l’invitaient à passer au large, comme fit Ratislav, roi des Moraves, lorsque d’honnêtes Allemands du diocèse de Salzbourg voulurent le catéchiser. — « Oh ! oh ! dit-il, voilà qui sent terriblement l’empire franc ! Je préfère Constantinople. Parlez-moi d’un apôtre qui ne soit pas mon voisin. »