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ce moyen âge ambulant, qui vit pour lui-même, sans la moindre envie de s’exhiber derrière une grille, au jardin d’acclimatation. Les rôles sont renversés. Nous devenons ici les bêtes curieuses. Leurs regards nous disent : « Que vous êtes donc laids et piteux dans vos pantalons noirs ! Vous n’avez ni pistolets, ni poignards dans votre ceinture ? Vous vous laisseriez donc égorger comme des poulets, sans la protection des gendarmes ? Vous portez des ombrelles comme les femmes ! Vous tenez donc bien au teint fade de vos précieux museaux ? Et vos costumes, avec ces culottes pattues qui vous font ressembler à des pigeons malades ! allez ! Vous êtes les serviteurs d’une machine très puissante, mais des serviteurs misérables, sans prestige personnel, sans force et sans élégance. »

Nous pourrions répondre : « Tout cela est vrai ; mais nous avons du moins cette supériorité sur vous, que, depuis deux cents ans, nous avons cessé de nous égorger pour un Credo ; tandis que votre pays porte partout les marques de vos lamentables querelles. « Il faudra plus de cent ans pour repeupler ces belles vallées, ces espèces de larges fleuves de verdure délaissée qui coulent entre des rangs de montagnes bleues. Et toujours le même problème qui vous poursuit : pourquoi ces haines féroces et séculaires entre hommes du même sang ? La conquête n’explique pas tout. Avant les Turcs, ils vivaient côte à côte, frères par la langue et par la race ; et puis tout à coup, les nobles abjurent en masse, et se font plus Turcs que les Turcs. Pour garder leurs privilèges, dit-on ? mais ils entraînent avec eux la moitié du pays, qui n’avait pas de privilèges, toute la population des villes, hommes de peine, bourgeois, marchands ; l’autre moitié, cultivateurs et fermiers pour la plupart, restent chrétiens, et avec tant d’obstination, que les mauvais traitemens n’y peuvent rien ; ils s’entêtent dans leur loi comme les autres dans leur apostasie : pareil fanatisme des deux côtés. C’est nous la bailler belle que de faire, de tant de persévérance ou d’endurcissement, une simple question agraire, une querelle irlandaise entre propriétaires et fermiers.

Je poursuivais le mot de cette énigme, tout en gravissant un sentier fort raide à travers la montagne, lorsque mes yeux tombèrent, sur d’énormes pierres grises d’un aspect druidique, mais régulièrement taillées en forme de sarcophages. Quelques-unes portaient, sur leur paroi, l’image d’une croix grossièrement sculptée ; la plupart étaient sans aucun ornement. La rencontre me frappa, dans un endroit si solitaire, car j’étais loin de toute habitation. Ces étranges monumens, semés sur le flanc d’un ravin sauvage dessinaient leur puissant relief sur un fond uniforme de