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bord. Chose étrange ! Cette association subversive faillit réaliser un instant l’union morale de la péninsule. En menaçant les pouvoirs établis, elle renversait les frontières. De l’archipel à l’Adriatique, elle formait un réseau de franc-maçonnerie qui aurait pu frayer les voies à l’unité politique. Mais, au contraire, suspectée, poursuivie, traquée partout par les dominations particulières, refoulée dans les montagnes de Bosnie, elle devait périr, et l’esprit de concorde périt avec elle. L’ébranlement qu’elle laissa dans sa retraite ne servit qu’à miner davantage le sol de la péninsule. Quelques années plus tard, il suffit aux Turcs d’y poser le pied pour faire tomber toutes les défenses du christianisme.

En Bosnie, les bogomiles durèrent plus longtemps, à l’abri de leurs montagnes. Ils eurent même une sorte de pape dont l’autorité était reconnue de nos albigeois. Des princes bosniaques les favorisèrent. La noblesse presque tout entière, lorsqu’elle n’était pas retenue par des liaisons avec la maison de Hongrie, se jeta dans l’hérésie : placée sur la frontière des deux cultes, aussi éloignée de Rome que de Byzance, également hostile aux deux dominations, et n’ayant rien de plus cher que son indépendance, elle saisit le premier prétexte de s’émanciper d’un joug religieux que le roi de Hongrie exploitait au profit de son ambition. Quelques cités dalmates furent séduites à leur tour par les mêmes raisons qui déterminèrent nos villes du Midi. Les papes suscitèrent contre les dissidens de furieuses croisades. Il ne dépendit pas du saint-siège que ces bogomiles de Bosnie ne fussent exterminés comme les albigeois. Mais les tueries en masse sont moins faciles dans un pays hérissé, abrupt, fertile en embuscades, que dans les plaines de Provence. Les têtes de l’hydre renaissaient toujours. Ces batailles durèrent pendant plusieurs siècles avec des succès partagés ; tel était l’aveuglement des haines religieuses, que l’approche des Turcs n’y mit point un terme. La Bosnie avait éprouvé la force des infidèles, et la Serbie leur était soumise depuis longtemps, que la croisade continuait au nord contre les bogomiles. Depuis la bataille de Kossovo jusqu’au règne de Mahomet II, les Bosniaques, inquiets, mais toujours libres, eurent près de cent ans pour prendre parti. Harcelés par les catholiques, gouvernés par des princes irrésolus qui ne surent ni gagner le cœur de leur peuple en l’affranchissant de Rome, ni s’assurer l’appui de Rome par une soumission complète, ces montagnards, accoutumés à voir dans l’église une ennemie, se sentirent de plus en plus entraînés vers cette autre religion guerrière et asiatique qui ne sondait pas les cœurs. Celle-ci n’atteignait que les dehors, prescrivait des pratiques sans imposer des dogmes, et surtout laissait debout les abus en même temps que les