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révoltant pour l’ancienne politesse, c’est grâce encore à lui que si l’invraisemblance des aventures de Bassanio nous amuse ou nous enchante, les plaisanteries hardies de Lancelot ne nous indignent plus : elles nous font seulement sourire. Si le langage des bouffons ou des valets de Shakspeare n’est pas toujours celui de la bonne compagnie, si de la bouche même de ses héroïnes il sort quelquefois des serpens et des crapauds parmi les perles ; non, nous ne sommes presque plus capables désormais de nous en apercevoir. Nous avalons comme de l’eau les calembours ou les obscénités qui remuaient, il y a quatre cents ans, le gros rire des bateliers de la Tamise. Et, puisqu’il n’est pas enfin de mal en ce bas monde qu’un peu de bien, dit-on, ne compense, si c’est une part du génie de Shakspeare que d’avoir mieux connu qu’aucun poète les rapports réels et les justes valeurs des choses, il n’était pas inutile, pour le mieux apprécier, que nous eussions passé par l’expérience du naturalisme.

On connaît assez le Marchand de Venise, l’histoire du contrat de Shylock et celle des coffrets de Portia. Drame ou comédie, les traducteurs et les commentateurs ne s’accordent pas tous sur le nom qu’il convient de donner à la pièce, mais il suffit qu’immédiatement au-dessous des grands drames, de Jules César et de Cléopâtre, d’Othello, de Macbeth, du Roi Lear ou d’Hamlet, ils l’aient tous mise au rang des chefs-d’œuvre de Shakspeare. « En ce qui touche le plan, dit Hallam, je ne crois pas que le Marchand de Venise ait été surpassé dans les annales d’aucun théâtre » ; et Schlegel dit de son côté que, « très populaire (je pense qu’il veut dire très propre à intéresser le moins savant et le plus naïf des publics), très frappante à la représentation, la pièce est en même temps pour les connaisseurs une merveille de l’art. » On trouvera d’ailleurs dans le livre de M. Mézières : Shakspeare, ses œuvres et ses critiques, avec une excellente analyse de la comédie, le spirituel résumé de beaucoup de belles choses que les Allemands en général y ont vues ou cru voir. L’un, c’est Ulrici, y a découvert la démonstration de cette belle maxime : « que ce n’est pas le droit strict, mais la bienveillance mutuelle qui fait le lien des sociétés humaines : Summum jus, summa injuria. » L’autre, c’est Gervinus, en a prétendu faire « un réquisitoire en règle contre l’argent, l’idole du monde et l’amorce des sots. » Je ne dis rien de ceux qui, sans égard au titre du Marchand de Venise, réduisant la pièce tout entière au rôle de Shylock, et le rôle de Shylock à la réplique célèbre : « Est-ce qu’un Juif n’est pas nourri des mêmes alimens, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? » ont essayé d’en faire une sorte de plaidoyer en faveur de la tolérance et des droits de l’humanité : je crois seulement