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d’intérêt à le taire qu’à l’exagérer. Saint Augustin nous apprend que l’univers en gémit et que l’émotion pénétra jusque dans les pays les plus reculés de l’Orient. « Le flambeau du monde s’est éteint, s’écriait saint Jérôme, de sa retraite lointaine de Bethléem, et, dans une seule ville qui tombe, c’est le genre humain tout entier qui périt ! » Saint Jérôme pourtant n’aimait pas Rome, et, dans ses momens de mauvaise humeur, il se plaisait à lui donner ce nom de Babylone, qui a fait fortune parmi les révoltés du XVIe siècle. Mais, devant un si grand malheur, les griefs particuliers étaient oubliés, et l’on pleurait une catastrophe qui semblait décapiter l’empire.

Si l’on comprend aisément que les contemporains en aient été fort affligés, on est très étonné qu’ils ne s’y soient pas attendus. Les affaires de l’empire étaient en si mauvais état depuis quelque temps qu’on pouvait tout craindre. Les barbares couraient l’Italie : ils s’étaient déjà plusieurs fois approchés de Rome, qui n’avait été sauvée que par miracle. Mais enfin elle avait toujours échappé, et cette bonne fortune justifiait ceux qui prétendaient qu’on ne pourrait jamais la prendre. C’était « la ville éternelle ; » ce vieux nom, dont elle était si fière, on le lui donnait avec plus d’insistance depuis qu’on la voyait menacée de le perdre. Dans les documens officiels de cette époque, tels que les lois et les décrets des empereurs, elle n’est presque jamais désignée autrement ; et même les princes eurent alors l’idée de faire participer Constantinople « l’honneur qu’avait reçu son aînée, et ils décidèrent qu’elle aussi s’appellerait « la ville éternelle, » comme Rome. Ce n’étaient pas là de ces vains mots qu’on répète par habitude et sans conviction. Le prestige de Rome était resté si grand dans le monde qu’on s’obstinait à croire qu’elle ne pouvait pas succomber. Après chaque danger qu’elle venait de courir et dont un hasard heureux l’avait tiré, on proclamait de plus belle son immortalité. La première fois qu’elle fut attaquée par Alaric, les plus intrépides ne purent s’empêcher d’éprouver d’abord quelque frayeur ; mais, comme Stilicon parvint à l’en éloigner et qu’il remporta même un avantage important sur lui à Pollentia, on devint plus rassuré que jamais. Le poète Claudien, interprète de l’opinion commune, déclara en beaux vers « que la domination romaine n’aurait pas de terme, » puis, se tournant vers les Goths, qui fuyaient du côté des Alpes, il leur disait, d’un air de triomphe, que leur défaite devait leur servir de leçon, et qu’il leur fallait se résigner à prendre des sentimens plus modestes :


Discite vesanæ Romain non temnere gentes !