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elle-même sur la situation qu’elle a jadis occupée. Elle soupire avec discrétion, lève les yeux au ciel et dit : « Ah ! si l’on savait qui je suis et ce que j’ai été ! » Volontiers, elle laisserait soupçonner qu’elle est la fille de la princesse de Samarcande et du maharadja de Taprobane. En revanche, si ces malheureuses qui vivent dans un songe perpétuel sont dupes de leur propre comédie, elles ne le sont pas de celle des autres. Il y a longtemps, à la Salpêtrière, sur le « terrain, » qui est le lieu planté d’arbres et bien ombragé où les « administrées » se réunissent pour bavarder, j’écoutais deux vieilles sempiterneuses, comme disait Rabelais, qui se racontaient les splendeurs de leur jeunesse. L’une disait : « Penser que je suis ici, moi qui avais une voiture à quatre chevaux ! » L’autre riposta : « Une voiture à quatre chevaux ! La belle affaire ! Moi qui vous parle, je ne sortais jamais qu’en cabriolet à six chevaux ! » On échangea des démentis et des injures qui sentaient le graillon ; puis on se gourma, et lorsque l’on sépara ces deux Clorindes octogénaires, elles avaient en mains quelques poignées de cheveux. L’hyperbole n’est pas toujours aussi pompeuse, mais l’expression se gonfle et dépasse la pensée, ce qui se produit souvent chez les gens sans instruction qui s’étudient à bien parler pour donner bonne opinion d’eux.

Toutes ne sont pas ainsi, je me hâte de le dire ; si cette monomanie des grandeurs rétrospectives qui, le plus souvent, ne se manifeste que dans les causeries confidentielles, est fréquente, elle n’est pas générale, et j’ignore si l’hospice Ferrari contient quelques-unes de ces illuminées de leurs propres fables. Les plus malheureuses parmi ces malheureuses, là comme dans les autres maisons d’hospitalité, sont celles qui ont joui d’une mince position bourgeoise quelles ont perdue. Elles ont eu quelques rentes dont elles ont pu vivre ; elles ont été servies par une femme de ménage, peut-être par une « bonne ; » elles ont eu leurs meubles dans un appartement à elles ; le dimanche elles ont reçu quelques amies avec lesquelles on partageait une tasse de café ou un verre de bière ; mais on a voulu augmenter son bien-être, on a lu, sans trop les comprendre, des prospectus financiers, on a eu confiance dans des valeurs tarées qui promettaient de gros bénéfices et on a été ruiné, — rasé comme elles disent, — faute de connaître cette loi économique absolue en vertu de laquelle tout placement d’argent qui, en dehors de l’industrie, rapporte plus que l’intérêt légal, ne le rapporte qu’au détriment du capital. Il est superflu de désigner les spéculations trop tambourinées où s’est engloutie l’épargne du petit monde ; si ceux qui ont produit ces « krachs » successifs dorment tranquilles, c’est qu’ils ont la conscience coriace.