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et de fortifier les âmes ; mais le spectacle que chaque jour il avait sous les yeux lui démontrait la nécessité d’entrer résolument dans l’action et de porter le pain de l’esprit à ceux qui n’y avaient jamais goûté. La population de vignerons et de laboureurs à laquelle il se mêlait, dès qu’il avait franchi les portes de Reims, croupissait dans une ignorance analogue à celle qui enveloppe encore les tribus nègres du centre de l’Afrique. Dévouée à la religion qu’elle respectait et pratiquait, mais imbue de toute sorte de superstitions, croyant aux sorciers, aux lutins, aux meneux-de-loups, au grand Bicêtre et aux revenans, elle était incapable de faire un choix entre les fables et la vérité. L’instruction était nulle ; sur mille paysans, pas un peut-être n’eût été capable de signer son nom. La dépression sous laquelle vivait la race agricole de France, ce pauvre Jacques Bonhomme qui avait tant besogné, qui s’était si bien battu, qui souvent avait donné jusqu’à son dernier sou tapé pour concourir à fonder l’unité de la patrie, cette dépression ne se peut figurer aujourd’hui ; mais nous possédons un témoignage que nous pouvons invoquer. Qui ne se souvient des paroles de La Bruyère : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par les campagnes, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » Dans quels mémoires du XVIIe siècle ai-je donc lu : « Quand le laboureur retourne la terre, il retourne son matelas ? » C’était encore le temps des profondes divisions sociales : aux états-généraux de 1614, les députés du tiers-état avaient parlé à genoux.

Ces paysans, « ces mâles et ces femelles, » Jean-Baptiste de La Salle n’a pu les voir sans être ému de compassion. Pas un seul instant il ne rêva de les détacher de la glèbe ; mais il voulut les relever, les nettoyer, pour ainsi dire, les cultiver et leur mettre en main l’outil du défrichement moral, qui est l’instruction. Le jour où ils surent lire, où ils parvinrent à former leurs lettres, à comprendre la valeur et les combinaisons élémentaires des chiffres, un progrès énorme fut accompli dans l’humanité. Ce progrès, la France le doit à J. -B. de La Salle plus qu’à nul autre ; en notre pays il fut le créateur de l’enseignement primaire, il en inventa les méthodes, il en imposa la discipline, et fit si bien, dès le début, que depuis on n’a pas fait beaucoup mieux. Les programmes se sont développés parallèlement à l’acquisition de connaissances nouvelles, mais le principe est