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Et je les vois encore, ces symptômes inquiétans de la folie prochaine, jusque dans la finesse et dans la profondeur de certaines analyses. N’est-ce pas, en effet, un des caractères de certaines formes de la folie que de nous rendre consciens de certaines sensations qui nous échapperaient si nous étions sains ? « Chez certains malades, disent encore les aliénistes, il semble qu’il y ait une sorte d’hyperesthésie du sens intime : certains phénomènes psychiques normalement inconsciens se trouvent alors perçus, au même titre que le sont, à l’état maladif, certains phénomènes viscéraux, tels que les battemens cardiaques, le travail de la digestion… Il semble qu’ils assistent à ce travail obscur qui prépare et précède l’éclosion des pensées. » La folie peut ainsi rendre à la connaissance de la psychologie les mêmes services que la pathologie rend à la physiologie. D’être aliéné de soi-même, cela devient un moyen de voir plus clair au dedans de soi, dans les profondeurs mêmes de l’être, comme certains poisons servent d’instrument pour dissocier le mécanisme de la nature vivante, pour isoler un fait ou une série de faits, pour les rendre indépendans de ceux qui les accompagnent, et en les accompagnant, les offusquent…

Ainsi, sans remonter plus haut, puisque ce sont ici les œuvres maîtresses de Rousseau, ni la Nouvelle Héloïse, ni l’Emile eux-mêmes ne nous paraissent tout à fait exempts ni purs de toute trace de folie. Nous ne les en admirerons pas moins ; peut-être même quelques-uns les en admireront-ils davantage, comme ayant quelque chose en eux de plus rare et de plus singulier ; mais nous étendrons jusqu’à eux la légitime défiance que nous inspirent les Dialogues ou les Confessions. Quoi de plus naturel, au surplus, si, comme nous avons essayé de le faire voir, la folie de Rousseau a ses premières origines dans sa sensibilité, et si les circonstances de sa vie n’ont fait que développer le germe qu’il avait apporté en naissant ? C’est à quoi n’ont pas assez songé ceux qui l’ont pris autrefois pour modèle et pour guide et qui, sans avoir l’excuse de son génie, mais surtout celle de sa folie, l’ont imité dans ce que son œuvre avait de plus dangereux. Me permettra-t-on de rappeler qu’il n’y a pas encore très longtemps j’essayais, ici même, de le faire voir : je l’indiquais tout au moins, en parlant du Mouvement littéraire au XIXe siècle et du romantisme en particulier ? Si le romantisme a dévié la littérature française de sa tradition nationale et si, depuis tantôt une quarantaine d’années, nous la méconnaissons, cette tradition, dans l’effort même que nous faisons pour la ressaisir, « c’est la faute à Rousseau, » comme dit la chanson ; mais c’est surtout la faute à ceux qui ont cru qu’en lui prenant sa manière, ils lui prenaient aussi son génie. Lui, d’ailleurs, il n’en demeure pas pour cela moins grand, ni surtout moins original. Car « un palais est beau, même lorsqu’il brûle, » des