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les visiteurs de la chapelle de saint Bruno et cueille une petite fleur jaune que lui achètent les chartreux pour la fabrication de leur liqueur. Cette image d’abandon et de misère, à l’endroit même où saint Bruno trouva le bonheur suprême dans la contemplation, avait quelque chose de tragique. Le sentier, qui monte en lacets à travers le bois, devient de plus en plus raide. La mule bondit comme une chèvre sur les roches aiguës et le muletier qui court devant avec sa lanterne pour éclairer la route ressemble à un gnome. Enfin nous sortons de la forêt dans la fraîcheur de l’air alpestre. Devant nous s’ouvre une ravine escarpée, étroit couloir qui grimpe sur le col entre le Grand-Som et le Petit-Som. Çà et là des touffes d’arbres, des quartiers de roc ; des deux côtés, d’énormes pyramides blanches, contreforts des sommets. Au haut du col, des aboiemens sonores nous accueillent et nous voyons accourir de grands lévriers camarguais, maigres, efflanqués, fidèles gardiens du troupeau. Nous voici au chalet de Bovinant, blotti dans une entaille, entre les deux sommets. Ici l’on quitte le mulet pour continuer l’ascension à pied. Avant de poursuivre, nous faisons halte dans le chalet. Un pâtre provençal, venu ici pour la saison chaude, veille près d’un grand feu allumé dans l’âtre et offre aux voyageurs du calé bouillant dans un pot de terre. Dans cette solitude alpestre, il a l’air de rêver à sa blanche masure de Provence qui grille au soleil, aux chevaux qui bondissent dans la Camargue, à la farandole qu’il regardait, le soir, en savourant une figue dorée.

Mais en avant vers le sommet ! Car la lune s’est dérobée dans les brumes de l’horizon et la dernière étoile s’est noyée dans l’aube blanchissante. Il faut partir pour atteindre la cime avant le lever du soleil. Le second guide, un beau gars dauphinois, au visage souriant et aux joues roses, me précède. Sa physionomie, d’une santé et d’une innocence parfaites, est comme rafraîchie par l’air vierge des sommets qu’il fréquente journellement dans cette saison. Nous attaquons les pentes obliques du gazon qui conduisent aux corniches de la crête. Et tandis que nous montons, de plus en plus étranges et sauvages, surgissent les sommets d’alentour. Déjà on domine les grandes montagnes, déjà on plane dans l’espace. Vallées, forêts et ravines, tout s’est englouti dans un entonnoir sombre, et voici qu’on émerge sur la vieille ossature du globe, à fleur des cimes. Des vagues profondeurs, les dents ébréchées des Alpes dardent leurs pointes dans le jour naissant. Les plus basses, encore plongées dans les ténèbres, sont toutes noires, d’autres se teignent de lueurs violettes, les plus élevées ont la couleur blafarde de l’aube. À mesure que grandit l’aurore, on démêle les chaînes de montagnes, et ces pics audacieux, sur lesquels l’œil vertigineusement plonge d’en haut, ressemblent à une armée de titans arrêtée dans