Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/898

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par l’examen même de ses œuvres. C’est, en un mot, de vouloir retrouver l’homme sous le poète et la personne morale sous l’écrivain.

En fait, quand nous aurons dit de lui qu’il naquit la même année que Shakspeare, en 1564, à Canterbury, et d’un père cordonnier ; qu’il commença son éducation dans sa ville natale et qu’il la continua à Cambridge ; qu’il vint ensuite chercher fortune à Londres, où il semble avoir mené la vie agitée des poètes de ce temps, et qu’enfin, après plusieurs succès éclatans au théâtre, dont les dates sont débattues, il fut assassiné dans un mauvais lieu de Deptford, en 1593, par un certain Francis Archer, amoureux de la même femme que lui[1], nous aurons dit à peu près tout ce que nous savons de positif sur son compte. Mais comment la curiosité des critiques serait-elle satisfaite de ce peu ? Cette mort tragique n’est-elle donc qu’un accident ? Ne suppose-t-elle pas toute une vie d’aventures, de débauche, de crimes peut-être ? Celui qui a conçu ce grand tueur d’hommes qui est Tamerlan, et ce coquin hideux qui est le juif de Malte, n’avait-il rien en lui de leurs monstrueuses passions ? Comment croire qu’il fut un homme ordinaire, celui que les poètes d’un âge plus rassis, l’âge des Shakspeare et des Ben Jonson vieillissait, regardaient volontiers comme une sorte de précurseur délirant et échevelé ? Son contemporain Drayton n’a-t-il pas écrit « qu’il avait encore en lui cette belle folie qui devrait toujours régner sur un cerveau de poète ? » Les puritains ses ennemis n’ont-ils pas affirmé qu’il faisait publiquement profession d’athéisme, jusqu’à traiter Moïse de charlatan et la religion d’invention des politiques ? Enfin, l’un de ses amis, ce Greene, pour qui M. Rabbe se sent des sympathies si vives, et qui n’est, au demeurant, qu’un assez vilain personnage, n’a-t-il pas, à son lit de mort, conjuré Marlowe de renoncer à son « athéisme diabolique ? » Ainsi s’est formée cette légende d’un Marlowe libertin, sanguinaire, bretteur et athée, d’un sauvage qui meurt comme il a vécu, « toujours maudissant et blasphémant, » tenant d’une main une plume et de l’autre une dague : le prototype enfin de son Tamerlan, de son Faustus et de son Mortimer.

On oublie que le témoignage des puritains est de nulle valeur quand il s’agit de damner un homme ; que celui de Greene, récusé par tous les critiques sérieux quand il s’agit de Shakspeare, n’a par conséquent guère plus de solidité quand il s’agit de Marlowe ;

  1. Suivant une autre version, Marlowe lui-même aurait tenté de poignarder son rival ; mais celui-ci détourna le coup, et l’arme, se retournant, pénétra dans l’œil de l’agresseur.