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Cent Tartares te feront cortège — montés sur des chevaux plus rapides que Pégase ; — tes vêtemens seront faits de soie de Médie, — — où s’enchâsseront mes plus précieux joyaux… — Par des cerfs blancs comme le lait, sur un trône d’ivoire, — tu seras menée parmi les étangs gelés, — et tu graviras les hauts sommets des monts de glace, — qui se fondront à l’éclat de ta beauté.


Partout où campe l’armée turque, nous dit Bajazet, « tous les arbres sont flétris par notre souffle, » et le printemps est fort empêché de succéder à l’hiver, « tant la terre est couverte de cette multitude d’bommes. » Quand Zénocrate est morte, Tamerlan propose de briser à coups de canon la voûte du ciel. On se rappelle, dans la seconde partie de Tamerlan, l’entrée de ce conquérant, traîné sur un char par les rois de Trébizonde et de Soria, qui ont chacun un mors dans la bouche. Il tient d’une main les rênes, de l’autre un fouet. Je laisse aux lecteurs le soin de chercher, s’ils ne les connaissent pas, les discours qu’il leur tient. S’ils se faisaient scrupule d’en rire, qu’ils sachent (pour la tranquillité de leur conscience) que Shakspeare, Ben Jonson, Fletcher, et quelques autres contemporains de Marlowe, — non des moindres, — en ont ri avant eux[1]. En vérité, si Marlowe n’avait dû que cela à son temps, il ne serait pas Marlowe, pas plus que Shakspeare n’est Shakspeare pour avoir mis la Bohême au bord de la mer.

Mais tous deux doivent autre chose encore à leur époque, et d’abord, un sentiment très vif et un peu jaloux de la grandeur nationale. Homme la plupart des écrivains de son siècle, Marlowe flatte et exalte ce sentiment. Il en épouse jusqu’aux côtés qui nous semblent aujourd’hui les plus mesquins et les plus bas, la haine de Rome, la haine de la France, la haine des Juifs, la superstition monarchique.

C’est une tradition non interrompue du théâtre anglais au XVIe siècle que la polémique contre l’Église. Déjà Skelton avait fait la guerre aux moines, et le drame avait même failli se mettre, avec Bale, évêque d’Ossory, au service de la réforme. Sans plaider la cause du protestantisme, dont il n’avait guère souci, Marlowe raille sans pitié l’Église et le pape :


— Pourquoi, dit Edouard II, un roi serait-il soumis à un prêtre ? — Rome superbe, qui fais éclore d’aussi arrogans valets, — avec ces cierges, objets de ta superstition, — qui brillent dans tes églises

  1. Le passage a été parodié par la plupart des auteurs qui ont suivi, notamment par Shakspeare dans la seconde partie d’Henri IV.