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non rimé, instrument incomparable ; il a jeté sur tout cela le voile d’une imagination splendide ; par-dessus tout, c’est un lyrique, comme l’ont été Schiller ou Hugo ; il est de ceux qui, pour emprunter un mot de Sainte-Beuve, triomphent et abondent « à côté du drame et de la vie toute vraie, » non au cœur de l’expérience et de la réalité. C’est pourquoi Barabas, Gaveston ou Ithamore n’ont en eux qu’une demi-vérité, la vérité du rêve, du cauchemar ou de l’ivresse. Comme Hernani ou comme le marquis de Posa, ils touchent du pied la terre, mais leur front se perd dans les nuées.

Voyez plutôt le Juif de Malte. Toute la pièce étant suspendue, en quelque sorte, à un seul personnage, — et c’est même, si l’on compare Marlowe à ses prédécesseurs, son originalité, — il est clair que de la vraisemblance de ce caractère principal ou même unique dépendra la vérité du drame. Or, personne ne conteste que, si les deux premiers actes sont à peu près de niveau avec nos idées modernes en fait de théâtre, les trois derniers ne sont qu’exagérations voulues, pur délire, envolées audacieuses de l’imagination. Par plus d’un trait, Barabas est un type traditionnel et vrai, tout au moins, d’une vérité de convention. Quand, empochant son argent, il dit : « Voici les bénédictions promises aux Juifs ; voilà quel était le bonheur du vieil Abraham, » nous voulons bien le croire, quoique nous ne soyons pas habitués à, trouver chez les moins respectables de ses pareils une si philosophique franchise. Quand, ruiné, on lui rappelle l’exemple de Job et qu’il répond, non sans naïveté : « Job n’avait que 700 moutons, 3,000 chameaux, 200 paires de bœufs, 500 ânesses ; j’avais, moi, de quoi acheter tout cela et être riche encore ! » — c’est un trait de bonne comédie. Quand, ailleurs, avec une ironie de chien rampant, il parle à Lodowick de son honorable père, qui, « par pure charité et pitié chrétienne, » et pour le « catéchiser, » l’a jeté dans la rue, afin de transformer sa maison en a un asile pour des nonnes très chastes ; » quand il s’écrie : « Je ne suis pas, moi, de la tribu de Lévi, de ceux qui savent pardonner une injure ! » nous nous sentons en pleine vie et en plein drame. Mais nous voici en plein lyrisme. Quand Barabas a recouvré son argent et qu’il regrette, en jolis vers d’ailleurs, de n’être pas « l’alouette qui vole dans les airs, » est-ce lui qui parle ? est-ce Marlowe ? Quand, errant et tremblant dans les ténèbres, il se compare lui-même au « corbeau de mauvais augure, qui… dans l’ombre de la nuit silencieuse secoue la maladie de ses ailes noires, » est-ce lui qui se rend ce témoignage ? est-ce le poète qui le rend sur lui ? Comment croire que cet Harpagon, si Harpagon soit-il, en vienne à empoisonner sa propre fille avec cette gaîté macabre et cette joie