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grand ébranlement du monde, les vieilles nationalités se réveillent ; le patriotisme commence à se déplacer, et l’on se souvient de la petite, de l’ancienne patrie oubliée, à mesure que la grande se disloque. En ranimant ces souvenirs d’un passé lointain, dont on ne parlait plus guère, Orose ne veut pas seulement apprendre à ses compatriotes à se résigner aux événemens, il compte bien qu’ils y trouveront quelques motifs d’espérer en l’avenir. « Vos pères, leur dit-il, ont maudit le jour sanglant où ils sont devenus Romains, et vous le bénissez, aujourd’hui. Qui sait si ces grands désastres, dont vous gémissez maintenant, ne seront pas : pour vos fils l’aurore d’un temps plus heureux, ? » Beaucoup pensent qu’Orose ne s’est pas trompé, et il y a toute une école qui fait dater de l’invasion le rajeunissement de l’ancien monde et la naissance d’une civilisation nouvelle.

C’est le même sentiment qui dicte à Orose le jugement qu’il porte sur les barbares. Il semble qu’il aurait dû leur être sévère : nous venons de voir qu’il avait des raisons de leur en vouloir. Mais il oublie les mauvais traitemens qu’il a reçus d’eux. A l’entendre, ils travaillent tous les jours à se civiliser ; une fois les premières violences passées, ils se sont adoucis. Il voudrait même nous faire croire qu’ils rougissent des excès qu’ils ont commis, ce qui leur attribue une délicatesse de sentimens bien surprenante. Leur façon de vivre, nous dit-il, est changée ; de pillards qu’ils étaient, ils sont devenus laboureurs ; ces champs, qu’ils ont d’abord dévastés, ils commencent à les mettre en culture. Ils se rapprochent des anciens maîtres du pays ; ils consentent à supporter dans leur voisinage les gens auxquels ils ont pris leur fortune : c’est une vertu rare, car il est naturel que l’on déteste ceux à qui l’on a fait du tort. Ils vont même plus loin, et essaient de leur faire oublier le mal qu’ils leur ont causé. « Les Burgondes, dit-il, ne traitent pas les Gaulois comme des ennemis qu’ils ont vaincus ; ils vivent avec eux comme des chrétiens, qui sont leurs frères. » Si les malheureux, qu’ils ont dépouillés, veulent bien se contenter du peu qui leur reste, ils en sont aises et leur témoignent des égards, ut amicos et socios fovent. Quant à ceux qui ne veulent pas rester, ils ne les empêchent pas de partir et les aident même à s’en aller. Orose, qui les a connus plus méchans, est confondu de cette bonté d’âme. Ce n’est pas ainsi que, quelques années auparavant, on parlait des barbares. Les gens du monde les regardaient comme de véritables sauvages, qui ne savaient que détruire, et avec lesquels il était impossible d’entretenir aucune relation. Le poète Prudence, qui, en sa qualité de chrétien, aurait dû être étranger aux préjugés de la société ancienne, déclare en propres termes qu’entre