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Nous avons déjà dit qu’il ignore les langues orientales : il ne peut donc ni lire un document original ni contrôler ce qu’on lui en dit. Les documens grecs eux-mêmes lui tendent des pièges d’un autre genre : s’il rencontre à Thèbes, en Béotie, des inscription attribuées à Amphitryon ou à quelque contemporain de Laïus, il ne fait nulle difficulté de les accepter comme authentiques. En fait de sciences naturelles, il sait ce qu’un homme de son temps pouvait savoir, c’est-à-dire fort peu de chose. Même en matière de psychologie et de morale, son expérience est courte. En dehors de certaines différences extérieures et simples entre le Grec et le barbare, entre le Perse et le Scythe, entre l’Égyptien et le Thrace, il n’imagine guère qu’une sorte d’âme, celle qu’il rencontre dans la Grèce de son temps : ce type unique est seulement différencié par des diversités individuelles. Il n’a qu’une idée très vague de l’état d’esprit d’un roi d’Egypte, d’un roi d’Assyrie ou même d’un roi de Lydie tel que Crésus : comme il n’a pas d’accès aux sources originales, nul document authentique ne lui transmet l’impression vive de ces choses éloignées. Il n’a pas davantage une notion claire de l’état d’esprit d’un drogman, d’un cicérone, d’un sacristain qui montre et explique son temple, d’un vieux soldat qui raconte la bataille où il s’est trouvé. Il ne sait pas toujours traduire et transposer des indications si suspectes. Il les prend telles qu’on les lui donne et ne les contrôle que dans le détail, sur tel point qui choque ses idées à lui, mais non dans leur principe et de haut. Il ne sait pas non plus que les très vieilles histoires sont d’autant moins vraisemblables qu’elles sont plus circonstanciées. C’est Éphore, le premier, au siècle d’Alexandre, qui a proclamé cette grande loi de la science historique. Thucydide l’avait probablement entrevue : Hérodote ne s’en doute pas. Quand des « savans, » c’est-à-dire des hommes à la mémoire riche en traditions, lui racontent l’origine d’une ville ou d’un temple, il n’est ni surpris ni inquiet de la précision apparente des détails qu’on lui donne. Nul instinct ne l’avertit que l’imagination populaire a passé par là. Sa critique peut porter sur un fait particulier, non sur la couleur légendaire partout répandue. Cette couleur même lui échappe : elle se confond pour lui avec la vive lumière de la réalité.

Sa philosophie, enfin, c’est-à-dire sa manière de concevoir l’ensemble des choses, est celle d’un croyant formé par les poètes et par les mystères. Au temps d’Hérodote, l’unité de la pensée grecque était rompue : d’un côté, les philosophes, les savans jetaient l’anathème aux dieux homériques ; de l’autre, la foule continuait à suivre les enseignemens des vieux poètes ; entre ces deux routes, quelques poètes, quelques esprits religieux cherchaient une voie moyenne, et, tout en retenant le plus possible l’ancienne théologie, y