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recourir à l’assistance d’un étranger pour expliquer à ses ennemis ce qui se passait dans son âme, pour leur déclarer qu’il ne consentirait jamais à : son déshonneur, pour leur faire entendre le cri de son désespoir et de sa fierté outragée.

Dans la notice qu’il a consacrée à Pozzo di Borgo, Capefigue vante surtout sa rare habileté. Pozzo eût été peu sensible à ce compliment, il faisait peu de cas des hommes qui ne sont que des habiles. « L’intérêt de Talleyrand pour les autres, écrivait-il, est proportionné au besoin qu’il en a dans le moment ; ses civilités mêmes sont des placemens à usure qu’il faut payer avant la fin de la journée. Vous connaissez mon abandon ; je m’étais un peu laissé aller à compter sur ses sentimens ; dès que j’ai vu qu’il n’en a pas plus que le marbre, je me suis tenu avec lui dans une mesure parfaite. » Pozzo ne se piquait pas d’être de marbre, mais s’il a souvent mêlé le sentiment à la politique, il a toujours mêlé la raison au sentiment. Quoiqu’il sût par cœur son Dante et son Virgile, il se défiait des poètes et des idéalistes, mais il détestait les maquignons. Il considérait la diplomatie comme un art noble et bienfaisant, et il voulait que l’intrigue elle-même fût mise au service des principes.

Il habitait volontiers les régions moyennes, bien différent en ceci du plus glorieux de ses compatriotes, dont il disait : « Moi comme bien d’autres, nous serons des planètes secondaires, autour du grand soleil, soit qu’il ait vivifié ou brûlé le monde. » Il l’avait connu, pratiqué ; dans leur jeunesse ils avaient rêvé ensemble à l’ombre des oliviers : « Nous nous entretenions sans cesse de ce qui était et de ce qui pourrait arriver. Nos têtes s’exaltaient. Il saisissait toutes les grandes idées avec une impatience marquée, il comparait ce qui était et ce qui aurait -dû être, et se montrait mécontent et mal prévenu contre le monde. » Ces deux jeunes gens se ressemblaient bien peu. L’un, qui joignait un tempérament de jacobin à l’imagination d’un Titan, aspira toujours à refaire les hommes et les choses ; l’autre avait un éloignement instinctif pour les entreprises chimériques, pour tout ce qui dépasse la nature et ses lois.

Pozzo aimait cette vieille Europe que Napoléon tenta de détruire ; mais il pensait qu’on ne pouvait la faire durer sans de grands travaux d’entretien et de réparation, et il n’a jamais cru que le mieux fût l’ennemi du bien. Ce Corse au sang chaud avait du cœur, un grand sens et un naturel philosophe. Il savait s’émouvoir, se fâcher, il savait aussi se consoler, et quand les affaires n’allaient pas comme il l’aurait voulu, il s’amusait de la grande comédie humaine : « Je vois tout cela, disait-il, comme je verrais une pièce de Beaumarchais. »


G. VALBERT.