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en est encore à se demander si rien n’est changé, comme le disent les programmes officiels de Berlin, ou si tout doit changer fatalement dans la direction intérieure comme dans la direction diplomatique de l’empire central de l’Europe.

En Allemagne même d’abord, l’opinion demeure visiblement indécise entre l’ordre de choses qu’elle a connu, dont elle a peut-être quelque peine à se détacher, et le régime qui vient de s’inaugurer, qui se personnifie avant tout dans un jeune souverain aux aspirations insaisissables, aux volontés aussi impétueuses qu’indéterminées. Le nouveau chancelier, M. de Caprivi, entrant dans son rôle, s’est déjà présenté sans doute en premier ministre devant la chambre de Prusse, et il a tenu un langage simple, aisé, à la fois net et modeste. Il ne se dissimule pas les difficultés de la position où il a pris la place de celui qu’il a appelé son « grand prédécesseur. » Ce langage même toutefois est caractéristique ; il a l’air de tout dire sans être explicite sur rien, sans laisser entrevoir les directions de la politique nouvelle dont le jeune empereur a seul le secret. Tout reste d’autant plus incertain que depuis quelques jours on a recommencé à avoir des doutes sur la pensée et les intentions du grand éclipsé de Friedrichsruhe. Quels sont les projets de M. de Bismarck ? Se propose-t-il de revenir d’ici à peu, comme on l’a dit, à la chambre des seigneurs dont il est membre ? Veut-il, comme on a cru le comprendre, briguer une place au Reichstag pour reparaître en chef d’opposition, ou, si l’on veut, en conseiller superbe et frondeur ? Toutes les conjectures ont beau jeu. Que M. de Bismarck laisse échapper des boutades recueillies aussitôt par un journal de Hambourg, qu’il ait ses velléités, ses impatiences ou ses ressentimens, qu’il ne veuille pas laisser croire que, « vieux et cassé, » il se désintéresse désormais dans sa solitude des affaires d’Allemagne, cela se peut. Que Guillaume II, de son côté, ne soit pas insensible à ce qui se passe ou à ce qui se dit à Friedrichsruhe, c’est encore possible ; le fait est qu’en allant récemment à Brème pour l’inauguration d’un monument en l’honneur de l’empereur Guillaume Ier, le jeune souverain a évité de nommer l’ancien chancelier. Ce serait cependant selon toute apparence une étrange exagération de croire que cette sorte de duel plus ou moins voilé entre le ministre disgracié et son souverain puisse aller bien loin. Ce serait se méprendre encore plus de supposer que M. de Bismarck tienne à reparaître en chef d’opposition là où il a si longtemps régné en chef de gouvernement, que le nouveau duc de Lauenbourg soit disposé à se modeler sur le duc de Friedland d’autrefois, à prendre le rôle d’un « Wallenstein civil. » Tout ceci n’est vraisemblablement que l’épilogue d’une crise encore mal apaisée. Ce n’est pas moins le signe d’une situation singulière, de l’incertitude qui n’a pas cessé de régner sur la politique nouvelle, sur les idées, les desseins de l’empereur Guillaume II à l’intérieur ou à