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Le Min, le français, le grec même, ne suffisent pas à Ménage pour traduire ses sentimens. Il appelle encore à son aide l’italien. Ce fat en effet sur la demande de Marie de La Vergne : (une des lettres que j’ai sous les yeux en fait foi) qu’il commença l’étude de cette langue. Le précepteur se refaisait écolier pour mieux plaire à son élève. Mais à peine s’est-il rendu maître de ce nouvel idiome qu’il s’en sert pour chanter en quatorze madrigaux les charmes et les rigueurs de la Donna troppo crudele, désignée cette fois sous le nom de Fillis. S’est-elle piqué la main avec une aiguille, il félicite l’aiguille d’avoir, avec sa pointe subtile, blessé cette beauté superbe que les traits de l’amour n’ont pu atteindre. L’italien l’inspire généralement ! mieux que le français, et, le genre admis, on ne peut nier que la petite pièce suivante ne soit d’un assez joli tour :

In van, Filli, tu chiedi
Se lungo tempore durera l’ardore
Chè il tuo bel gnardo mi destò nel cuore.
Chi le potrebbe dire ?
Incerta, o Filli, è l’ora del morire.

Comment Marie de La Vergne accueillait-elle ces hommages ? Il ne faudrait pas, sur la foi de Tallemant, croire que Ménage lui fût importun et qu’elle lui fît caresse seulement par vanité. Elle paraît au contraire ! avoir eu pour lui un attachement sincère, et la durée de leurs relations suffit pour en témoigner. Mais cet hommage publiquement rendu à ses charmes par un homme qui avait rang parmi les beaux esprits ne pouvait Lui déplaire, et il faudrait qu’elle n’eût point été femme pour y demeurer insensible. Aussi n’a-t-elle garde, malgré les rigueurs dont se plaint Ménalque, de le laisser se détacher d’elle. Elle sait l’apaiser quand il s’irrite, le ramener quand il s’éloigne ; peut-être déploie-t-elle vis-à-vis de lui un peu de coquetterie, mais en tout cas le bon Ménage aurait eu mauvaise grâce à s’en plaindre. Je ne saurais affirmer que toutes les lettres que je vais citer soient antérieures au mariage de Marie de La Vergne. Aucune n’étant datée, très peu étant signées j’ai dû grouper, par conjecture, celles qui m’ont paru se rapporter à cette première période de ses relations avec Ménage. On verra plus tard, par la comparaison, combien leur ton diffère de celles que Mme de La Fayette lui adressait dans les dernières années de sa vie :

« Je vous prie de faire mille complimens de ma part à Mlle de Scudéry et de l’assurer que j’ai pour elle toute la tendresse imaginable, moi qui n’en ai guère ordinairement. Vous lui répondrez de cela bien volontiers dans la pensée où vous êtes que je ne suis pas