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et d’esprit, elle le disposa à appeler M. de Talleyrand au ministère des relations extérieures. Cependant, il n’était pas complètement décidé et voulut s’entretenir avec lui. Ce que je vais raconter m’a été rapporté non plus par Mme de Staël, mais par M. de Talleyrand lui-même. Barras l’avait engagé à dîner en tête-à-tête dans une petite maison de campagne qu’il possédait à Suresnes. Barras était un des hommes les plus corrompus d’une époque très immorale. Pendant qu’il conversait avec M. de Talleyrand, on lui annonça que son favori venait de se noyer en se baignant dans la rivière. Barras se livra au désespoir sans aucune retenue. M. de Talleyrand n’essaya pas de dire une parole, et cependant il laissa voir qu’il était sensible à sa douleur. Barras lui sut un tel gré de cette convenance réservée que, de ce jour, il résolut de le faire ministre.

C’était un choix aristocratique pour les opinions et les habitudes du Directoire, mais il s’agissait du département des affaires étrangères ; on négociait pour la paix soit à Léoben avec l’Autriche, soit à Amiens avec l’Angleterre. Le ministre Charles Lacroix ne réussissait guère, d’ailleurs, et les relations avec la diplomatie étrangère s’accommodaient mal des façons et des mœurs révolutionnaires. Barras, avec un peu de volonté, parvint à convaincre ses collègues.

M. de Talleyrand se proposa de ne plus retomber dans une situation pauvre et secondaire ; il chercha à se rendre agréable et nécessaire aux directeurs. Il s’éloigna de la société de Mme de Staël ; elle n’avait réellement aucun crédit. Quelque libérales et républicaines que fussent en ce moment ses opinions, elle ne pouvait convenir à un tel gouvernement. Ses habitudes et ses inclinations aristocratiques, son empressement à se mêler des affaires et à les traiter indiscrètement par la conversation ; sa manière théorique et idéale de juger de toutes choses, l’affection qu’elle conservait pour des amis fort contraires au régime actuel, la rendaient plus fâcheuse qu’agréable au Directoire, si bien qu’elle finit même par être à peu près exilée. M. de Talleyrand lui fit un secret du 18 fructidor, décidé et préparé pendant qu’elle était à la campagne. Elle se trouva cependant très compromise dans l’opinion des honnêtes gens. Elle était très vive contre la majorité opposée au Directoire et avait fait nommer M. de Talleyrand ministre. Elle ne se brouillait pas avec les auteurs du coup d’État et passait ainsi pour en être complice. Mais, sincèrement attachée à plusieurs des proscrits, elle s’employa aussitôt, avec toute la chaleur de son amitié, à les tirer de peine ou à adoucir les rigueurs prononcées contre eux. Coppet devint l’asile de quelques-uns, de sorte qu’on disait : « Mme de Staël repêche ses amis, après les avoir jetés dans la rivière. »

Plus tard, toutes relations cessèrent entre Mme de Staël et M. de