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point pour les embarrasser ; certains de leurs travaux sont devenus classiques. Dans leur existence, on n’aperçoit rien que d’honorable ; comment se fait-il que le sentier qu’ils avaient pris, qui devait les conduire en Sorbonne et à l’Institut, ait abouti à la maison de retraite que leurs anciens condisciples et leurs anciens maîtres se sont empressés d’ouvrir devant eux ? « Le talent, le génie même, ne sont que des promesses, a dit Edgar Quinet, il y faut joindre l’étoile : où elle manque, tout manque. » A côté de ces savans, trop absorbés peut-être en leurs conceptions pour avoir pu se défendre contre les embûches de la vie, on pourrait voir les rêveurs, qui ne cherchent plus la pierre philosophale et la poudre de projection, mais qui s’imaginent que rien n’est impossible à la chimie. Si Gulliver, au cours de son voyage à Laputa, les avait rencontrés à l’académie de Lagado, il eût expliqué le problème qu’ils tentent de résoudre. Lorsqu’ils essaient de le faire comprendre à quelques journalistes, leurs voisins de table ou de chambrée, ils n’en obtiennent qu’un sourire et se consolent en pensant que maintenant ils peuvent se livrer tout entiers à leurs combinaisons scientifiques. Qu’on ne les trouble pas ! Ils sont heureux ; c’est un bonheur d’avoir un dada, comme l’oncle Toby.

Dans un couloir j’ai vu passer un vieillard, un octogénaire, d’apparence plus vieille que son âge, affaissé, négligé et comme absent de lui-même. J’ai eu un serrement de cœur, car je l’ai reconnu. Il a eu son triomphe voilà quarante-trois ans, si je ne me trompe. Dans un certain théâtre décoré de blanc et d’or, meublé de velours bleu de ciel, il obtint un succès sans réserve : l’applaudissement fut général, presque sans interruption, pendant trois actes ; son nom fut acclamé ; je puis le dire, j’y étais, et je ne fus pas le moins ardent à battre des mains. Toute fortune, toute renommée, lui étaient promises. Quelques années avant la soirée que je rappelle, il s’était entendu proclamer premier grand prix de Rome en séance solennelle de l’Institut. Il avait été un des pensionnaires de la villa Médicis, il avait joué au disque dans les allées bordées de chênes verts ; il avait rêvé, écoutant ses chants intérieurs, sur le petit banc de marbre mystérieux dont Ernest Hébert a fait un si joli « portrait ; » sa première messe en musique a été exécutée en l’église de Saint-Louis-des-Français, et sa jeune tête, ceinte de lauriers précoces, a pu sans crainte se tourner vers l’avenir. Il avait la gaîté surabondante et la verve intarissable, travailleur énergique, du reste, et, par une sorte de contradiction avec sa fougue naturelle, composant des mélodies dont la mélancolie délicate charmait l’oreille et remuait les cœurs. Aujourd’hui que Rossini, Auber, Boïeldieu et tant d’autres que nous persistons à admirer, voient