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infini. Les quantités dites réelles ne paraissent plus aujourd’hui que des cas particuliers des quantités dites imaginaires. Ce qu’on nomme le réel est chose bien secondaire pour les Descartes, les Pascal et les Leibniz, qui regardent au-delà de toutes les utilités, qui vivent dans une sorte de « rêve perpétuel des possibles » et ne voient dans les phénomènes physiques que des échos d’harmonies supérieures. Faraday comparait ses intuitions de la vérité scientifique à des « illuminations intérieures, » à des sortes d’extases qui le soulevaient au-dessus de lui-même. Un jour, après de longues réflexions sur la force et la matière, il aperçut tout d’un coup, dans une vision poétique, le monde entier « traversé par des lignes de forces » dont le tremblement sans fin produit la lumière et la chaleur à travers l’immensité. Et cette vision instinctive fut la première origine de sa théorie. Qu’on passe en revue les grands initiateurs de la science moderne et les créateurs mêmes de l’industrie, les Kepler et les Fulton, on sera frappé de la tendance idéaliste, quelquefois même utopiste, qui leur est propre. Ce sont, à leur manière, des rêveurs, des artistes, des poètes, sous le contrôle de l’expérience. Comment développer cet idéalisme, cette vie de l’imagination, cet enthousiasme pour les possibles débordant la réalité ? — Par une forte culture morale, esthétique et philosophique.

M. Huxley veut faire des sciences physiques et naturelles le fondement de l’éducation. M. Spencer, à son tour, par une sorte d’idolâtrie de la science fort répandue de nos jours, fait des sciences positives l’objet presque exclusif des études de l’adolescent sous ce prétexte que, dans la vie, c’est avec la géométrie qu’on construit des ponts et des chemins de fer, et que dans tout métier en définitive, même dans la poésie, il faut savoir. Comme l’exemple de la poésie est probant ! Est-ce qu’on devient Virgile ou Racine en apprenant par cœur les règles de la versification ? On ne devient pas davantage savant en apprenant les sciences, car la vraie science est invention, comme la poésie. On peut apprendre par routine à construire un chemin de fer, mais ceux qui ont trouvé les chemins de fer ne les ont inventés que grâce à la force intellectuelle qu’ils avaient acquise, non grâce au simple savoir qu’ils avaient reçu ; c’est donc la force intellectuelle qu’il faut développer. Et alors revient la question : le meilleur moyen de fortifier et de développer l’intelligence des adolescens, est-ce de charger leur mémoire des résultats de nos sciences modernes, ou est-ce de leur apprendre à raisonner, à imaginer, à combiner, à deviner, à reconnaître d’avance ce qui doit être vrai par un certain sens de l’ordre, de l’harmonie, du simple et du fécond, — sens très voisin du sentiment même du beau ? Et d’ailleurs élève-t-on les adolescens pour être