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elle ignore (on ne le lui apprend pas) que la nature entière progresse par le développement des supériorités et par la marche en avant des meilleurs, non pas seulement au point de vue de la force, comme dans le règne animal, mais encore au point de vue de l’intelligence, surtout au point de vue de la moralité. La première chose que fait la vie collective qui anime un organisme, c’est de se donner à elle-même un cerveau, que le reste du corps suit, pour sa propre conservation et son progrès. Les individus qui forment le corps social, égaux en droits, ne sont pas plus égaux en fonction et en importance que les cellules qui forment le corps humain. Il ne faut donc pas vouloir tout niveler sous prétexte d’égaliser. Le paradoxe de la fausse égalité est le même que si l’on disait : « Il n’y a dans le corps humain que des cellules, et toutes les cellules sont égales, puisque dans toutes nous retrouvons le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote. » Cependant, répond M. Laffitte, que Shylock me prenne une once de chair dans le bras ou la jambe, et je reste moi-même ; qu’il la prenne dans le cœur ou le cerveau, et j’ai vécu[1]. C’est aux classes dirigeantes et au gouvernement qu’il appartient de regarder haut et loin, d’empêcher ce nivellement aveugle, de réagir contre le mouvement naturel qui porte les masses en bas. Une démocratie bien entendue, loin d’exclure les supériorités naturelles, les favorise au contraire. C’est un des points sur lesquels a insisté M. Maneuvrier dans son beau livre sur l’Éducation de la bourgeoisie sous la seconde république.

On a cherché jadis dans l’institution de la noblesse un procédé de sélection artificielle. M. Ribot a excellemment montré ce qu’il y aurait d’illusoire à compter aujourd’hui sur ce genre de sélection, ou, comme M. Renan, à vouloir l’imiter au profit des savans, des académies, etc. La noblesse ne fut une élite qu’en un sens très restreint, celui des vertus guerrières. Si la supériorité absolue de la noblesse était déjà contestable, le dogme de la transmission héréditaire n’était pas plus solide. L’hérédité, placée dans des conditions tout idéales, aboutirait sans doute à la répétition continue des mêmes types ; mais, en fait, tant d’autres lois viennent s’entrecroiser, tant de circonstances accidentelles se jettent à la traverse, que la ressemblance des enfans aux parens n’est jamais qu’approximative. Cette ressemblance, dans un cas donné, est-elle suffisante ou insuffisante ? La loi de l’hérédité a-t-elle été plus forte que les exceptions, ou les exceptions que la loi ? À ces questions, il n’y a que l’expérience qui puisse répondre ; mais « soumettre la noblesse au contrôle de l’expérience, dit M. Ribot, discuter ses titres à chaque naissance, ce serait, en fait, la supprimer. » En outre, il y

  1. Le Paradoxe de l’égalité, p. 38.