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étroite et escarpée. L’effet est juste, mais serait aussi saisissant avec une moindre étendue. Les personnages qui descendent de face, sur le premier plan, lady Godiva assise sur un cheval blanc, et sa suivante qui mène le cheval par la bride, forment un groupe expressif et bien rythmé. C’est surtout dans la figure nue de la châtelaine blonde, aux carnations fines et tendres, noblement confuse, cachant ses seins sous ses bras croisés, que M. Jules Lefebvre a montré sa science et sa conscience de dessinateur attentif, son sentiment délicat et élevé de la beauté féminine. Ces qualités nous semblent d’un tel prix et si nécessaires à sauver dans la décomposition actuelle de notre école que nous excusons volontiers M. Jules Lefebvre de n’avoir pas dans la touche plus d’ampleur et plus de chaleur et de ne point viser à cette désinvolture impertinente qui éblouit les amateurs superficiels, qualité assez facile à acquérir, semble-t-il, car il n’est guère de débutant qui n’en use tout d’abord pour gagner ses premiers grades au Salon.

Le Portrait de Monsieur A.-F. G… montre mieux encore les mérites sérieux de M. Jules Lefebvre. Le personnage est grave, intéressant dans sa froideur et sa dignité, froideur de race, dignité d’éducation : c’est un jeune Anglais ou Américain, grand, maigre, maladif, d’une physionomie très intelligente, avec une intensité de volonté extraordinaire qui pénètre tous les détails de son attitude, sous le calme et la correction de la tenue. Il est assis sur une chaise rouge, la main droite appuyée sur le dossier, nu-tête, en redingote noire et pantalon gris. Aucun hors-d’œuvre dans l’arrangement, aucune fantaisie dans l’exécution pour amuser les yeux ou pour disperser l’attention ; la figure est établie, construite, dessinée, modelée d’un bout à l’autre avec une sûreté simple et une décision tranquille qui rappellent les vrais maîtres. Il faut quelque courage aujourd’hui à un artiste pour peindre avec cette gravité honnête, sans escamotage des dessous, sans charlatanisme de brosse. M. Jules Lefebvre possède ce courage. A force d’observation patiente et de scrupuleuses études, il vient d’atteindre, dans ce beau portrait, cet ensemble de vérité et de dignité, d’expression et de distinction que nos pères, gens fort arriérés, appelaient le style. Si cette peinture n’est pas à la mode de 1890, le peintre peut s’en consoler : elle est à la mode de tous les temps.

D’autres portraitistes nous prouvent encore, avec M. Jules Lefebvre, que la conviction, la science, la conscience, la simplicité, toutes les qualités qui attirent aux hommes l’estime, sont celles aussi qui assurent le mieux aux artistes le progrès de leur talent et la durée de leur influence. Le portrait de M. le Président de