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toujours la question du droit de la femme ; et la diversité des solutions qu’on en propose ne l’empêche pas d’être toujours la même.

Seulement, et voici la vraie différence, — qui est dans les auteurs plutôt que dans les sujets, — Mme de Staël, en écrivant, n’a jamais oublié qu’elle prenait, comme on dit, charge d’âmes ; et, si je puis user ici de ces grands mots, rien est plus admirable ni même plus touchant, dans ses romans, que l’effort d’une âme généreuse pour empêcher l’individualisme de dégénérer en égoïsme. Il en faut louer d’abord l’étendue et la liberté de son intelligence. En effet, que Corinne ou Delphine s’irritent et s’indignent de l’étroitesse ou de la sévérité des préjugés sociaux dont elles sont les victimes, cependant elles les comprennent ; elles en savent les raisons d’être ; et elles se désolent presque autant d’être elles-mêmes qu’elles se plaignent de la société. Très différentes en ce point des héroïnes du romantisme, et plus vraies, sinon plus naturelles, elles savent « qu’il y aurait de l’inconvénient pour la société en général à ce que le plus grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières très étendues ; » qu’il n’est donc pas étonnant qu’à cet égard « la société redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable ; » et cette science, qui ne leur donne pas celle de la résignation, mêle du moins à leurs plaintes, qui ne vont jamais jusqu’à l’invective, je ne sais quel accent de noblesse et de dignité. C’est comme si nous disions que la passion n’éteint jamais tout à fait en elles les lumières de la réflexion, ou que la violence du sentiment n’y obscurcit jamais complètement la lucidité de l’intelligence. Dans cette lutte qu’elles soutiennent contre les conventions, elles demeurent capables de comprendre que la raison ou la justice ne sont pas tout entières avec elles ; et parce qu’elles le comprennent, leur langage et leur conduite, même quand ils sont le plus personnels, ne sont cependant jamais égoïstes.

Mais ce qu’il faut surtout dire, parce qu’en effet c’est encore dans le roman, comme ailleurs, l’un des mérites originaux de Mme de Staël, elle n’a jamais admis que la littérature se séparât de l’action ni le roman de la morale. « Un roman tel qu’on peut le concevoir, disait-elle dans son Essai sur les fictions, est une des plus belles productions de l’esprit humain, une des plus influentes sur la morale des individus, qui doit ensuite former les mœurs publiques. » Elle ajoutait un peu plus loin : « On peut extraire des bons romans une morale plus pure, plus relevée que d’un ouvrage didactique sur la vertu. Ce dernier genre, ayant plus de sécheresse, est obligé à plus d’indulgence, et les maximes, devant être d’une application plus générale, n’atteignent jamais à cet héroïsme de délicatesse dont il serait raisonnablement impossible de faire un devoir. » C’est ce qu’auraient pu dire comme elle, c’est ce qu’avaient pensé avant elle l’auteur de la Nouvelle Héloïse et celui de Clarisse Harlowe. Avec l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux, dans les