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que le premier et que partout ailleurs on écouterait avec plaisir, il fait ici piètre figure :


Nous allons partir tout deux
Ainsi que deux amoureux,
Que nous sommes.


Gentil, ce petit bavardage, ce flirt à deux voix ; mais je ne me figure pas volontiers Béatrice gentille, et flirtant avec Dante, surtout à ses derniers momens. Manon Lescaut, tout au plus, mourrait ainsi. Et puis des flûtes encore, des flûtes roucoulantes enjolivent cette chansonnette. Mlle Jeanne Granier chantait jadis quelque chose d’analogue :


Bientôt, j’en ris d’avance,
En nous voyant tous deux,
On va dire, je pense,
Ce sont deux amoureux !

Mais, du moins, la pièce s’appelait la Petite mariée et non pas Dante. Pour faire preuve de bonne volonté, ne saurions-nous citer une page un peu noble, de style élevé ? — Si peut-être, et même plus d’une : deux ou trois, en comptant bien. Ce serait d’abord, au premier acte, le début d’un air de Dante apprenant le mariage prochain de Béatrice. Le premier mouvement de cet air : Tout est fini pour moi ! longue période construite (soyons savant ! ) sur une pédale de la, ne manque ni de pathétique, ni d’ampleur. Ce serait ensuite la péroraison d’un duo d’amour au second acte. Sous les derniers mots de Dante et de Béatrice embrassés (admettons ce groupe invraisemblable), un dessin d’orchestre s’enroulant sur lui-même monte en spirale infinie, et la constante ascension de la tonalité jointe à l’accroissement, constant aussi, de la sonorité, produit un effet de passion assez intense. Au dernier acte, le moins faible des quatre, à la mort de Béatrice, si seulement c’était la mort d’une autre, on finirait par accorder une grâce touchante ; on irait peut-être jusqu’à se rappeler une autre mort plus poétique, la mort de Laurence à la fin de Jocelyn. Alors le musicien avait trouvé plus et mieux que ces trois notes obstinées qu’à chaque mesure égrène ou plutôt égratigne un violon seul, et qui, cherchant à rendre la faiblesse, n’expriment que l’aigreur.

Tous les traits de ces grandes figures ont été rapetisses. De Dante citoyen comme de Dante amoureux, rien n’est resté. Le fond du tableau n’offre pas plus d’intérêt que les personnages. Guelfes et Gibelins ne sont que de pauvres choristes, et leur querelle au début de l’ouvrage n’a pas la moindre portée. Rien de plus vulgaire que le chant patriotique de Dante acceptant le pouvoir. Il fallait s’y attendre, et les compositeurs