Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/853

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on a la prétention de guérir, et de rendre plus aiguë la crise qu’on veut conjurer, n’est-ce pas un devoir, pensant cela, de le dire, et, prévoyant ces dangers, de les signaler à l’avance, dût-on faire une œuvre stérile, comme il arrive souvent lorsqu’au nom d’une conviction modeste et sans autorité, on essaie de se mettre en travers d’un mouvement irréfléchi de l’opinion ? C’est cependant ce que je voudrais tenter dans la suite de cette étude.


III

Nous avons vu que la défiance de la liberté était le fonds commun et le point de départ des deux socialismes. Cette défiance est-elle fondée ? Il faut tout d’abord s’expliquer sur ce point. Que la liberté, à elle seule, ne suffise pas pour résoudre, même dans la mesure restreinte où il peut recevoir une solution, le problème social, j’en tombe d’accord, et je dirai tout à l’heure pourquoi. Mais la liberté du travail n’en demeure pas moins, à mes yeux, la pierre angulaire de l’édifice économique, à laquelle on ne saurait toucher sans ébranler l’édifice lui-même. Personne, à vrai dire, ne met directement en doute le principe de la liberté du travail. Personne ne méconnaît que, pour l’homme fait, la faculté de choisir sa profession, de disposer de son temps comme bon lui semble et de débattre à son gré les conditions auxquelles il loue ses services, ne soit un droit naturel dont on ne saurait le priver sans tyrannie. Aussi les socialistes des deux écoles ne s’en prennent-ils pas directement à ce principe ; ils se bornent à le battre en brèche par un argument assez spécieux. La liberté, disent-ils, pour être véritable, suppose l’égalité entre les contractans ; elle suppose qu’aucun des deux ne se trouve fatalement dans la nécessité de céder à l’autre et que le contrat intervenu entre eux est bien la traduction d’un accord volontaire. Mais si cette égalité n’est qu’une apparence, si la faiblesse de l’un des deux contractans ne lui permet pas d’opposer aux prétentions de l’autre une résistance sérieuse, si le plus faible est, en réalité, à la merci du plus fort, il n’y a pas liberté véritable ; et le contrat de louage de services n’est pas l’œuvre d’un consentement mutuel et sincère, pas plus que ne le serait un traité imposé par l’Allemagne à la Belgique ou par l’Angleterre au Portugal si, demain, l’armée allemande franchissait la ligne de la Meuse, ou si les vaisseaux de guerre anglais bombardaient Lisbonne. L’État, ajoute-t-on, doit protéger les faibles. Or, dans le domaine de l’industrie, le faible, ce n’est pas seulement l’enfant ou la femme ; le laible, c’est l’ouvrier, qui est, vis-à-vis de son patron, dans un état