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s’en rapporter à la liberté hardiment et largement pratiquée. Mais ce principe de la liberté suffit-il à lui seul pour conduire, je ne dirai pas à la solution, mais à l’approximation du problème ? Je ne le pense pas, et sur ce point je me séparerai encore des économistes, sans m’associer cependant aux vitupérations dont ils sont l’objet. C’est fort injustement, en effet, qu’on les accuse d’avoir, en proclamant la liberté du travail et la nécessité de la concurrence, encouragé l’égoïsme, déchaîné la spéculation, étouffé la voix de l’humanité. L’homme a toujours été enclin à l’égoïsme. La spéculation est l’âme même du commerce et la concurrence est de tous les temps. Il faut une certaine ignorance de notre histoire industrielle pour méconnaître que, même au temps béni des corporations, la concurrence s’exerçait avec une singulière âpreté de corporation à corporation et de ville à ville. Tours, autrefois le siège de l’industrie de la soie, ruinée par Lyon, en pourrait dire quelque chose. Mais ce qu’on peut reprocher aux économistes, c’est de n’avoir envisagé qu’un côté de la question. Lorsqu’ils ont proclamé dans leur fameuse formule que le travail est une marchandise, ils n’ont fait qu’énoncer une vérité incontestable. La rémunération du travail variera toujours à raison de sa valeur intrinsèque et de sa rareté plus ou moins grande. Un sculpteur sur bois sera toujours payé mieux qu’un menuisier, et la journée d’un manouvrier vaudra toujours moins cher en temps de neige qu’en temps de moisson. C’est là un fait brutal contre lequel aucune considération sentimentale ne prévaudra jamais. Mais si la formule des économistes est juste, elle n’en demeure pas moins incomplète ; car derrière ou plutôt avant le travail, il y a le travailleur, qui n’est pas une marchandise. En rédigeant leur formule, les économistes n’y ont pas pensé. La vérité est que des travailleurs ils ne se sont jamais préoccupés beaucoup, c’est là qu’a été leur faute et leur erreur : leur faute, car c’est un tort moral ; leur erreur, car, l’homme ne produisant pas comme une machine, le traitement dont il est l’objet se répercute sur le produit de son travail. En d’autres termes, la liberté n’est pas le seul principe qui doive entrer en jeu dans ces matières, car la liberté peut engendrer la lutte, la guerre si l’un veut, et toute guerre suppose des vainqueurs et des vaincus. Si le vainqueur abuse de sa force, il fait de son droit cet usage extrême qui aboutit à l’extrême injustice : Summum jus, summa injuria. Sa victoire sera éphémère et, vaincu à son tour, il subira le même droit, c’est-à-dire la même injustice. La liberté ne doit donc pas agir comme une force aveugle, et si je ne me méfiais des formules qui sont toujours critiquables, je dirais que le principe véritable est celui-ci : la liberté tempérée par la charité.