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qui se sentent attirés d’un attrait invincible vers ce monde d’en bas qui travaille et s’agite loin de nous ; dont la vie s’écoule non pas, comme on le dit parfois en un style ampoulé, dans un enfer, mais dans une ombre triste où nous ne pénétrons guère ; dont les joies ne sont pas nos joies, ni les peines nos peines et avec lequel nous n’avons rien de commun que les douleurs de l’humanité. Ce que pensent les habitans de ce monde, ce qu’ils sentent, ce qu’ils souffrent, nous ne le savons guère, mais nous savons qu’ils se plaignent et c’en est assez pour nous émouvoir. Lorsque ce souci est entré dans une âme, il s’en empare avec une intensité singulière. C’est une obsession véritable qui trouble le plaisir des jours et le repos des nuits. Longtemps les âmes qui étaient tourmentées de cette obsession ont trouvé le moyen de s’en délivrer en pratiquant la bienfaisance. À beaucoup la bienfaisance ne suffit plus, et elles se demandent si, au lieu de soulager la misère, il n’y aurait pas moyen de la prévenir. Il faut avoir garde de les détourner de cette noble recherche, car s’il y a une misère matérielle que rien ne fera disparaître, il y a une misère morale qui résulte pour l’ouvrier de son abandon et de la croyance en une injustice sociale dont il serait la victime : sentiment, il faut bien le dire, qu’a pu faire naître chez lui un trop long oubli de l’opinion publique et, sur certains points, de la loi. L’amertume de ce sentiment ajoute singulièrement à ce que sa situation peut avoir de pénible, car il n’y a rien qui rende la souffrance intolérable comme la haine. On peut détruire chez lui ce sentiment, et il me sera permis de répéter, cette fois, je pense, sans faire sourire, qu’au mal de la haine il faut opposer le remède de l’amour.

Dans les questions qui tiennent le plus au cœur, il faut se garder de l’esprit de secte. Ce serait obéir à une vue étroite des choses de soutenir que l’amour du prochain date de l’avènement du christianisme et que les chrétiens sont seuls à le pratiquer. Ce sentiment a ses racines au plus profond du cœur de l’homme. La philosophie qui le défigure sous le nom d’altruisme a le droit d’y reconnaître un de ces instincts permanens de l’humanité qui lui servent de matériaux pour édifier une morale bien fragile. La réalité des faits nous montre chaque jour qu’en dehors du christianisme il y a des hommes qui, obéissant aux mouvemens généreux de leur cœur, donnent à certains chrétiens la même leçon que donne au prêtre et au lévite le Samaritain de l’Evangile. Mais la voix qui a dit pour la première fois : « Mes petits enfans, aimez-vous les uns les autres, » n’en a pas moins opéré dans le monde une grande révolution morale. Le christianisme est en effet la seule religion qui ait fait de l’amour du prochain une loi de la conscience et un instrument