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cas, ce poète eut sans doute quelque originalité créatrice qui, le premier et le seul de son temps, émancipa le théâtre de ses attaches liturgiques, et trouva les premières comédies françaises.


I

Adam de la Halle est d’Arras ; des bourgeois d’Arras sont le public, les acteurs, les personnages du Jeu de la Feuillée ; ce jeu est l’œuvre de leur collaboration inconsciente autant que l’œuvre d’Adam, et il ne serait point possible de rien comprendre à cette pièce obscure, si nous ne faisions un instant connaissance avec cette ville et ces bourgeois. Arras fut, au temps de saint Louis, une sorte de métropole artistique. Nous avons peine à nous figurer quel fut alors l’éclat de ces grandes communes picardes, flamandes, artésiennes. Si le XIIe siècle est l’époque puissamment héroïque et créatrice du moyen âge, le XIIIe en est par excellence l’époque lumineuse. Ce fut une rare période de paix, de prospérité matérielle, de splendeur morale, grâce à laquelle le moyen âge put réaliser sa conception spéciale (et incomplète) de la beauté. Si le bon comte de Soissons a raison, pendant la bataille de la Mansourah, de songer à ces « chambres des dames » des châteaux de France, où fleurissent les vers courtois, la même joie de vivre s’épanouit dans les communes et dans les âmes bourgeoises. Quand un de ces marchands revient, la bourse lourde, par les routes plus sûres, d’une des grandes foires champenoises ou flamandes, et qu’il rentre dans sa ville bien fermée, il se sent mis en gaîté, comme un bourgeois d’Aristophane, par le son des écus et l’odeur des bonnes cuisines : et la prospérité engendre le loisir et la paresse, mère de l’art. Comme il s’est plu à parer sa maison de ville et sa confortable maison familiale, il faut qu’il orne et pare aussi son esprit ; il lui faut ses jongleurs, qui viennent, dans les repas des corps de métiers, chanter sa gloire comme celle des douze pairs et déclamer devant lui les dits des fevres, des boulengiers, des peintres ; en regard de la littérature aristocratique des châteaux, il naît une littérature spéciale richement développée, la littérature du tiers. Arras, célèbre par ses tapisseries, par le travail des métaux et des pierreries, par ces métiers de luxe où l’artisan est un artiste, paraît avoir été, à cet égard, la ville-type. Les bourgeois y ont leurs poètes, qui ne sont plus seulement des jongleurs de hasard, errans et faméliques ; ils sont poètes eux-mêmes et s’organisent en confrérie, comme de bons ouvriers. La Bibliothèque nationale conserve un registre de la confrérie des jongleurs et bourgeois d’Arras, où sont inscrits les noms des nouveaux membres ; il commence en 1194 et se poursuit jusqu’au XIVe siècle. Une aimable légende