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Ce sont ces bourgeois d’Arras qu’Adam va portraiturer au vif dans le Jeu de la Feuillée ; c’est eux qui monteront les premiers sur une scène comique française. Ils y monteront, non point pour y figurer des types généraux, mais en personnages bien vivans, de chair et d’os. Nous ne verrons point paraître sur cette scène les caractères abstraits de l’échevin, du boutiquier, du prince du Puy, mais des individus, parfaitement réels, qui y seront représentés sous leurs vrais noms et qualités, tels que nous les indiquent, pour plusieurs d’entre eux, des mentions de registres communaux ou de livres de comptes du temps. Ce sont les silhouettes de tel ou tel bourgeois, parfaitement reconnaissable pour les contemporains, qui passeront sous nos yeux, un peu chargées, esquissées par un de leurs pairs, le tout jeune Adam de la Halle. Cet Adam, récemment échappé de l’abbaye de Vaucelles, déjà célèbre, peut-être, dans le Puy, par ses chansons et ses partures, était fils d’un vieux employé de l’échevinage, maître Henri, qui lui aussi est mis en scène, et qui, peut-être, disait lui-même son bout de rôle. — Mais, ce qui nous déconcerte, c’est que ces bons vivans, bien en chair, figureront sur les tréteaux avec des êtres incorporels et irréels, venus du pays où les robes sont couleur de printemps, — avec des fées et des lutins. Le Jeu de la Feuillée est à la fois une comédie personnelle, satirique, réaliste et un rêve fantastique, ou, comme le dit Adam, « une grant merveille de faerie. » Ainsi se marque déjà, par une ressemblance générale, cette convenance parfaite du jeu d’Adam à son public, dont nous retrouverons de multiples exemples. Cette dualité bizarre, ce mélange de prose et de rêve, de merveilleux et de réalisme, est bien caractéristique de cette société d’Arras, à la fois terre à terre et poétique, où le bruit des gros sous se mêle à la musique des motets, et qui fait constamment revenir sous notre plume ces deux mots, qu’on a plus coutume d’opposer que d’associer, de bourgeois et de poètes.

Tâchons de nous expliquer, par des conjectures probables, la naissance de cette étrange pièce. On est au 1er mai 1262 (cette date paraît bien établie par les inductions de M. Bahlsen, fondées sur certains vers de la pièce). C’est fête à Arras, — la fête du Mai, — et c’est ce qui nous explique le titre printanier de la pièce, le Jeu de la Feuillée. On sait quelle fut, au moyen âge, la vogue extraordinaire de ces fêtes, qu’on célèbre encore dans nos campagnes. On allait, selon la charmante expression du vieil allemand, « recevoir le printemps, die zit empfahen. » M. Jeanroy vient de faire revivre, dans un livre récent, ces jeux sous l’ormel ; il a retrouvé quelles danses y dansaient, quelles chansons y chantaient les jeunes filles, « à l’entrée du temps clair, » comme dit une vieille balada provençale. Cette fête était sans doute aussi