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et uniforme, tel que la marche en commun vers un objet déterminé, ou la recherche de la nourriture : c’est une entreprise de colonisation régulière, en un lieu favorable, désigné sans doute à l’avance par leurs explorateurs : la colonisation est tentée d’abord en masse, puis en détail, avec des ressources indéfinies de travail, d’invention et, disons-le aussi, avec un esprit de sacrifice à la communauté, pareil à un véritable dévoûment patriotique. Rien ne ressemble plus aux actes d’une peuplade humaine, en quête d’une installation nouvelle, que les agissemens de cette tribu de fourmis en mouvement, luttant avec persévérance contre un destin contraire, et s’efforçant de surmonter une puissance aussi supérieure à elle que pouvait l’être la force d’une divinité dans les croyances des hommes d’autrefois. Elles procèdent non-seulement par voie directe, mais par toute sorte de procédés détournés et, ce qui est plus remarquable, par une série d’actes individuels, accomplis en raison de l’initiative particulière de ses membres et dont le caractère et la portée rappellent singulièrement les actes raisonnes d’une volonté libre.

Devons-nous persister à désigner sous le nom d’instinct, l’impulsion qui détermine l’ensemble des actions ainsi accomplies par des êtres aussi réfléchis, en nous fondant seulement sur ce fait qu’elles convergent toutes vers un but défini à l’avance ? Mais si l’on s’attachait à cette manière de voir, ne pourrait-on pas prétendre que la même interprétation est valable pour la plupart des fonctions accomplies par la civilisation humaine ? Le problème a d’ailleurs deux faces : le but poursuivi avec une énergie fatale, opposé à la variété préméditée des moyens par lesquels il est atteint. Si l’on s’attache uniquement à la convergence des efforts dirigés vers une fin déterminée, n’est-il pas évident qu’elle rappelle la pression inconsciente en vertu de laquelle l’eau tend à prendre son niveau et s’infiltre à travers tous les obstacles opposés par une digue ? Mais c’est ici une eau dont chaque goutte serait vivante et douée d’initiative personnelle. De même la tension purement physique de l’électricité ou de la chaleur se manifeste par un ensemble de lois, que l’on résume sous le nom de potentiel. Toutefois s’il est permis d’assimiler l’instinct des fourmis à une sorte de potentiel moral, n’oublions pas que ce potentiel agit, non par des mécanismes purement physiques, tels que ceux de la chaleur et de l’électricité, mais par l’intermédiaire d’une volonté intelligente, diversifiant à l’infini ses plans et ses moyens d’action, en les accommodant sans cesse aux difficultés et aux circonstances dont elle se propose de triompher.


M. BERTHELOT.