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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/556

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doit élever la jeunesse française à l’aide du français, de l’allemand, de l’anglais, de l’économie politique, de l’histoire de l’art, de l’histoire des sciences, n’est pas prêt ; il n’existe pas encore.

Je voudrais, dans les pages qui suivent, laissant de côté les questions théoriques, retracer brièvement ce que l’enseignement du latin a été pour nos pères[1]. Les études latines ont dans notre pays un long, un très long passé : on peut dire qu’elles sont aussi anciennes que le pays lui-même, car depuis le temps où la jeunesse, durant les dernières années de l’empire romain, affluait aux écoles de rhétorique de Bordeaux, jusqu’aujourd’hui, on n’a jamais cessé chez nous, à aucune époque, de parler, d’écrire, d’étudier le latin.

Pourquoi le faisait-on ? — Si surprenant que cela puisse nous paraître, il n’y a pas très longtemps qu’on a commencé à se le demander. C’est là une première observation à retenir : les choses qui se font si naturellement ont d’habitude quelque raison d’être profonde : on ne se demande non plus pourquoi il y a un gouvernement, une justice, des lois. Je ne voudrais pas assimiler le latin à ces grandes institutions sociales, mais pendant longtemps le latin et l’instruction, c’était tout un, l’instruction ne pouvant se donner sans le latin, et la littérature latine, soit sacrée, soit profane, constituant à elle seule à peu près toute l’instruction. Il ne faut donc pas s’étonner si la question d’utilité ne se présentait pas aux esprits : nier la nécessité du latin, c’eût été nier la nécessité de l’enseignement.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. Il s’est formé, en dehors des anciens cadres, un tel ensemble de sciences, et à côté des littératures antiques les littératures modernes ont pris un tel développement, que de bons esprits ont pu croire que le moment était venu de renoncer à ce legs du passé et d’alléger, au moyen de ce sacrifice, l’éducation de la jeunesse. Mais je crois que ceux qui parlent ainsi ne se rendent pas compte de la quantité de liens qui joignent le présent d’une nation à son passé : les uns matériels et manifestes, les autres moins apparens, mais formant par leur nombre la plus solide des attaches. Rompre ces liens est une tentative qu’aucun éducateur n’a encore osé réaliser dans la pratique. Il faut donc croire que la chose est plus difficile qu’on ne le suppose. Comenius, Casedow, en ont donné la théorie : mais, arrivés à l’exécution, ils sont retournés aux méthodes et aux livres dont ils venaient de médire. Ces liens ne deviennent complètement sensibles qu’au moment où nous essayons de les rompre. C’est la

  1. Je me propose d’envisager les autres côtés de la question dans un prochain livre sur l’enseignement des langues anciennes.